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Avec El Bacha, 1911 comme si vous y étiez

signe à la Philharmonie de Paris un grand récital, où les accents passionnés de Granados intéressent, tandis que la causticité de Ravel et Stravinsky enthousiasme franchement.

Il n'y a guère de sonnerie de trompettes pour annoncer les récitals d'El Bacha. Le pianiste a visiblement atteint cet âge heureux de sa carrière où l'angoissant désir d'être applaudi cède le pas à une liberté artistique sereine et détachée ; et l'on se réjouit, dans le cadre discret de l'auditorium de l'ex-Cité de la Musique, de découvrir les évolutions récentes de son moi musical. S'écartant du cœur de son répertoire, que sont Chopin et Beethoven, il entrouvre pour nous la porte du XXe siècle, et propose trois grands chefs-d'œuvre de l'année 1911.

Commencer avec les Goyescas de Granados est aussi exigeant pour le pianiste que pour son public. L'originalité de ces six pièces – le coup de maître d'un compositeur qui devait périr peu de temps après – réside surtout dans la complexité de leur enchevêtrement formel : les différents thèmes, qui procèdent les uns des autres, ne cessent de reparaître, en un dialogue lancinant, une sorte de palette sonore qui répond aux couleurs de Goya. Dans les soixante minutes de ce vaste ensemble, certains épisodes, ceux où la sensibilité d'El Bacha trouve à s'épanouir, prennent un relief saisissant : on verserait des larmes en entendant la déploration de la jeune fille dans El Amor y la Muerte, la pièce la plus lisztienne du recueil ; et l'image tremblante du spectre, convoquée dans les chromatismes de l'Épilogue, sonne comme une sinistre grimace. Il faut admirer particulièrement, dans ces instants de grâce, avec quel à propos le pianiste distend la pulsation, pour que l'évocation se déploie pleinement dans l'esprit des auditeurs.

D'autres passages de l'œuvre peinent en revanche à passionner, malgré la grande précision du jeu du pianiste et sa maîtrise consommée de la partition. Certaines lignes passent inaperçues, comme étouffées par la polyphonie, tandis qu'au contraire, des hiatus curieux interrompent par endroits les grands élans improvisés du Coloquio en la Reja, si typiques de l'écriture de Granados. Mais lorsque des sons discordants viennent à leur tour à heurter l'oreille, on se rend à l'évidence : c'est l'instrument d'époque (un Gaveau « modèle 4 » de 1907) qui joue des tours au pianiste. Est-il vraiment assez résistant pour être joué en concert ? Dans la tessiture médiane surtout, les cordes gardent mal l'accord, et les sons, mats et approximatifs, ne se marient plus avec la brillance des aigus.

La trépidante énergie qui se dégage des Valses nobles et sentimentales de Ravel fait heureusement perdre jusqu'au souvenir de ces aigreurs sonores. Alors que, souvent, des pianistes trop soucieux de virtuosité transforment en charpie, par un tempo insensé, les richesses harmoniques de cette partition, El Bacha, en retenant ses gestes avec grâce, trouve une combinaison parfaite de vitalité, d'ironie hautaine et de tendresse, qui font resplendir le génie de ces petites miniatures. Enfin, un triomphal Stravinsky, brûlant et spirituel, achève de nous convaincre que le pianiste est bel et bien parvenu au faîte de sa maturité.

Crédit photographique : © Carole Bella

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