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Mozart et Salieri : une œuvre rare à l’Opéra de Lyon

Dans l'intimité d'une salle où manquent un certain nombre de vacanciers, l'Opéra de Lyon reprend sa production de 2010 d'une œuvre surprenante : le Mozart et Salieri de .

Avant d'être un opéra, Mozart et Salieri est l'une des quatre Petites Tragédies de Pouchkine : un bref dialogue en vers, écrit en 1830, qui montre combien sont anciennes et tenaces les fantasmagories autour de la rivalité supposée des deux compositeurs. L'action de la pièce est ramassée, et le propos, démonstratif. Les deux personnages qui se partagent la scène, et dont l'un finit par empoisonner l'autre de sang froid, symbolisent deux rapports à la création : chez Salieri, le savoir-faire besogneux fait office d'inspiration ; Mozart, pour lui, revêt tous les traits de l'artiste-prophète auquel on ne doute pas un instant que Pouchkine s'identifiait – un esprit large et plein d'humour, une facilité désinvolte, et une âme presque possédée par le génie. Le personnage de Salieri, centre véritable du drame, est déchiré entre l'impression de l'injustice qui lui est faite, une admiration authentique pour Mozart, et un dégoût fataliste pour toute forme d'art : « À quoi [Mozart] nous servirait-il ? Tel un chérubin, / Il nous a apporté quelques chants célestes / Propres à éveiller de chimériques espérances / En nous, fils de poussière. » Pour le Salieri de Pouchkine, mieux vaut que la musique ne se mêle pas de transcendance ou d'élévation ; mieux vaut faire d'elle l'apanage d'une petite caste laborieuse qui puisse, avec l'excellente excuse d'une action sociale, laisser les hommes à leur néant confortable.

On se demande ce qui a pu pousser Rimski à s'emparer d'un tel texte, où la musique est déjà si présente qu'à chaque note, on encourt le pléonasme. Composé à l'été 1897, cet opéra est en réalité l'exutoire d'un musicien qui se sent inspiré comme jamais, et qui pour assouvir et éprouver ses désirs, n'hésite pas à s'aventurer dans des directions nouvelles. Les tentatives de ce genre dépassent le registre de l'anecdote ; elles méritent l'attention des mélomanes d'aujourd'hui, surtout lorsqu'elles sont le fait de compositeurs sur lesquels pèsent quelques soupçons d'académisme. De fait, une rafraîchissante ambiguïté sous-tend les quarante minutes de Mozart et Salieri : la musique de Rimski endosse pleinement le pastiche, mais, sans rien modifier au texte de Pouchkine, parvient à s'en servir pour jeter une lumière neuve sur les disparités entre les deux protagonistes, dans un continuel va-et-vient entre premier et second degré qui donne beaucoup de relief à la tragédie. Aux interpolations mozartiennes de longs passages de Don Giovanni et du Requiem, grimés pour les besoins de l'action, mais littéralement repris, répond un jeu astucieux de quasi-citations, échu à Salieri – des réminiscences incomplètes, des mélodies qui bifurquent à temps. Ces motifs « sur le bout de la langue » opposent, à la clarté de l'inventivité de Mozart qui est pure vision céleste, les brumes d'un compositeur qui pressent la beauté, mais ne sait que l'effleurer.

Un superbe jeu de projections

Pour étoffer un spectacle sans cela trop fugitif, le metteur en scène a eu l'idée d'habiller le drame de deux scènes extraites d'Eugène Onéguine de Tchaïkovski : en introduction, chante la grande aria de Lenski, de l'acte II, ce qui épaissit considérablement sa partie de Mozart, et donne à admirer sa voix, pleine et puissante, peut-être un peu trop ampoulée pour une soirée qu'on aurait voulu légère ; en conclusion du spectacle, c'est la scène du duel qui est reprise à deux, avec , alias Salieri, dans le rôle d'Onéguine. Les tessitures et les personnages correspondent ; et c'est ainsi que sur scène, deux poètes sont tués coup sur coup, dans un rapprochement qui n'abolit pas toute perplexité : à vouloir à tout prix disserter sur le meurtre de l'artiste, ne dissout-on pas dans une pauvre grisaille ce qui fait le sel des deux œuvres en regard, dont l'une est fantaisiste ou badine, et l'autre profondément cruelle ? Toujours est-il que cette alliance, à rebours des efforts de Rimski, accentue les clichés dont, on l'a compris, le texte de Mozart et Salieri n'est pas totalement exempt.

À quelque chose, malheur est bon, car , l'ancien assistant de Kazushi Ono, a choisi de lier les deux univers disparates au moyen d'une page d'orchestre : l'ouverture de Sadko, du même Rimski-Korsakov. Cette musique ondoyante et rêveuse, un pur chef-d'œuvre de simplicité et d'invention, est servie à merveille par le timbres des musiciens de l'Orchestre de l'Opéra de Lyon, qui bien qu'en très petit effectif, séduisent par l'homogénéité de leur son et la netteté de leurs inflexions. Mais le régal des oreilles se double d'une éblouissante transition visuelle : mettant à nouveau à profit le système d'écran-rideau dont dispose la salle, une double rangée de projections signées Étienne Guiol donne un vertigineux effet de profondeur et de tournoiement, pour évoquer une promenade forestière par une nuit de lune. Grand instant de grâce, dont le souvenir reste ancré dans l'âme.

Dans la suite, les projections, sans jamais tirer la couverture à elles, parviennent à embellir le décor des deux scènes du corps de l'opéra : dans la première, les personnages évoluent au milieu d'un grand cercle lumineux, image de l'univers forclos dont l'imagination de Salieri est prisonnière ; ce cercle devient une droite dans la scène de l'auberge, symbole cette fois du génie au champ illimité tel que le créateur véritable le possède. Le mérite de donner vie à tant de géométrie revient aussi à , qui chante de façon aussi convaincante qu'il joue. Lui n'hésite pas à surjouer légèrement le côté maléfique de son Salieri, ce qui rééquilibre un peu le ton de la pièce ; mais ses graves assurés et expressifs lui permettent d'éviter la caricature, et d'habiter pleinement cet être torturé, ce matérialiste qui étouffe tout appel du ciel pour se prouver à lui-même que tout n'est que poussière.

Crédits photographiques : (en haut) ; les projections de neige (au centre) © Stofleth

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