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Enrico ou la folie d’un homme à l’Oper Frankfurt

Une nouvelle production au Bockenheimer Depot de l'opéra Enrico de , créé il y a vingt-sept ans au Schlosstheater de Schwetzingen, permet de découvrir cette œuvre forte tirée de l'un des drames les plus puissants du XXe siècle. La direction de Roland Böer comme la distribution font honneur à l'ouvrage, servi par une mise en scène intelligente de .

Si la création contemporaine permet chaque année de nouveaux opéras dans les salles du monde, il est aujourd'hui plus complexe pour un compositeur de monter son œuvre à nouveau que de trouver les soutiens pour la créer. Car si, grâce aux subventions ou par simple jeu d'image, beaucoup de salles s'attèlent à présenter des œuvres modernes, peu s'intéressent véritablement à reprogrammer les ouvrages créés ces cinquante dernières années.

L'Oper Frankfurt ne possède pas une vision marketing comme d'autres grandes maisons, mais offre à l'inverse une véritable proposition artistique et intellectuelle. En plus de créer cette saison Der Mieter d'Arnulf Herrmann, elle monte donc une nouvelle production du rare Enrico de . Créé en 1991 d'après le drame Henri IV de Luigi Pirandello, l'opéra bénéficie d'un superbe livret travaillé par Claus Henneberg, le même qui quinze années plus tôt avait offert à Aribert Reimann le texte de son Lear, l'un des seuls opéras de la dernière moitié de siècle à être régulièrement repris.

La musique de Trojahn fait preuve d'une véritable personnalité à travers une partition pour une trentaine de musiciens et une dizaine de chanteurs, tout en ne refusant pas l'influence d'un autre opéra sur la déchéance humaine et la folie, avec dès l'introduction une utilisation d'accords cacophoniques qui font inévitablement penser au Grand Macabre de Ligeti. La difficulté de la partition force souvent les instrumentistes du Frankfurter Opern- und Museumsorchester à enchaîner les croches et à jouer fort, se couvrant les uns les autres, tandis que le compositeur utilise aussi pendant toute l'œuvre deux notes répétées en boucle, alternativement dévolues à un seul instrument à la fois pour accentuer la nervosité sur le plateau. Une trompette picolo est également très présente pendant la pièce ; elle sert à caractériser le personnage du petit roi sur scène.

La direction précise de Roland Böer permet une rigoureuse maîtrise de l'orchestre, placé légèrement en contrebas du plateau dans la deuxième salle de l'Oper Frankfurt, l'expérimental Bockenheimer Depot. La distribution bénéficie autant de la battue du chef, qui laisse donc le loisir aux chanteurs, pour la plupart de l'ensemble, de s'exprimer sur l'hypocrisie de leur condition. Le premier d'entre eux n'est autre que Henri lui-même, tenu ici par , baryton habitué du répertoire contemporain qui doit souvent toucher la folie là où les compositeurs la cherchent : dans les suraigus. À son chant solide utilisé sur un large spectre, du bas-médium à l'aigu en voix de tête, s'ajoute une prestation scénique irréprochable qui offre une superbe scène finale, lorsque l'homme n'a plus pour solution que de se réfugier dans le sommeil éternel.

Face à lui, le Dottore de montre gravité et assise dans les graves pour énoncer ses troubles. présente un Belcredi au chant dynamique qui se pense sain d'esprit, sans comprendre que son refus de traiter la situation va le conduire à sa propre mort. , déjà remarquée dans d'autres prestations, tient magnifiquement une partie pour elle aussi criblée d'aiguës tendus, et tranche bien, dans le timbre comme dans la ligne, avec la douceur et la clarté de la Frida d'. Des autres rôles, le Carlo di Nolli de Theo Lebow impressionne lors de ses interventions, tout comme l'Arioldo bien projeté de Börn Bürger.

Les costumes de Verena Polkowski présentent un Henri en aube sale qui fait penser à un ermite, idée intéressante même si la principale force de cette proposition provient du décor de Britta Tönne. La scène n'offre qu'une superbe bibliothèque, prison d'un Henri IV qui y pioche régulièrement de la lecture, avant que les livres ne soient retournés par les convives pour exposer un visage sur leurs tranches mises bout à bout. Puis, poussés des étagères à la dernière scène, ils laissent apparaître en arrière-fond les tours actuelles de Francfort. Cette belle idée s'accorde avec une dramaturgie faite d'entrées et sorties par le haut grâce à des échelles ou par le bas à partir d'une trappe dans le plancher. Les prisons ne sont pas toujours celles que l'on croit.

Crédit photographique © : Barbara Aumüller

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