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Lunea de Heinz Holliger ou la poésie des dernières paroles

Autour du poète romantique Nikolaus Lenau, et autour de , Holliger crée un théâtre musical aussi délicat qu'émouvant.

Il était là, heureusement ; quelle triste unanimité aurait sinon régné dans cette première très attendue ! Merci donc à lui, le hueur solitaire, convaincu mais pas très en voix, qui a eu peine à attendre la dernière note pour, enfin, s'exprimer : tel Donner à la fin de L'Or du Rhin, son intervention salutaire a pu contribuer à libérer les tensions que l'opéra de avait construites dans les cent minutes précédentes.

Les artistes marginaux sont une des fascinations durables de notre temps, y compris à l'opéra : Wolfgang Rihm, de Jakob Lenz à Nietzsche (Dionysos) en passant par Artaud (La conquête du Mexique) en est un excellent exemple ; le nouvel opéra de , autour de la déchéance du poète Nikolaus Lenau se place dans la continuité d'une longue familiarité de Holliger avec ces marginaux, le Hölderlin de son Scardanelli-Zyklus comme l'admirable poète Robert Walser dans son opéra précédent, Blanche-Neige.

Dans Lunea, Holliger s'intéresse moins à ce qui fait le cœur de l'œuvre de Lenau qu'à sa biographie, la déchéance physique et mentale qui fait suite à une crise physique et morale en 1844, et le monde oppressant du Biedermeier dont le moralisme autoritaire lui aura en quelque sorte été fatal. Holliger utilise notamment des phrases isolées, souvent très belles, notées par un Lenau incapable de poursuivre son œuvre littéraire sur des carnets longtemps considérés comme de simples témoignages de sa déchéance ; il avait, essentiellement à partir de ces fragments, écrit un cycle de mélodies créées en 2013 sur la même scène par et Gerold Huber, et c'est autour de ces vingt-trois mélodies que le dramaturge Händl Klaus a construit son livret, en vingt-trois scènes, plus précisément vingt-trois « feuilles », qui sont moins des moments forts illustrant une progression que des instants fugitifs déjà envolés avant même d'avoir pu prendre forme et contours.

est à nouveau au cœur de l'opéra : autour de lui, les douze membres du chœur, les autres solistes, l'orchestre (une quarantaine de musiciens) fonctionnent tantôt comme un écho de ses démons intérieurs, tantôt comme les formes toujours moins distinctes d'un monde extérieur qu'il ne comprend plus. La perte du langage, le combat pour redonner un sens aux mots, la quête de l'intelligibilité perdue du monde, tout cela forme la trame de l'opéra, beaucoup plus que les figures féminines – les amours successives de Lenau et leur échec, tout comme la figure à la fois maternelle et dominante de son grand amour Sophie von Löwenthal, ne sont que des fantômes auxquels la faible main du poète ne peut s'arrimer.

Si évidente, pour autant, que soit la structure par fragments dans Lunea, la musique de Holliger crée un flux continu, aux couleurs toujours changeantes, grâce à un usage constamment chambriste de l'orchestre : l'auditeur est fasciné par sa capacité à varier à l'infini les couleurs tout en restant le plus souvent entre le piano et le pianissimo, même la survenue brutale de la crise de 1844 ne donnant pas lieu au déluge de décibels qu'on aurait pu attendre. L'orchestre apparaît lui-même très souvent fragmenté, soit qu'il recoure à des instruments solistes (le violon solo, le cymbalum qui rappelle les origines hongroises de Lenau, les différentes percussions), soit qu'il réduise au silence pendant de longs moments les cordes ou les cuivres. Peu importe, pour qui découvre l'œuvre, que Holliger y intègre en un savant travail de fusion l'écho de ses œuvres antérieures ou des citations externes presque indétectables : si complexe qu'elle soit, cette musique a une qualité émotionnelle immédiate qui la rend intelligible à tous – Lunea est en cela bien représentatif de la vigueur nouvelle de l'opéra contemporain, dont les meilleures œuvres savent parler au public sans céder en qualité musicale.

On peut avant tout remercier , intendant de l'Opéra de Zurich depuis 2012 et metteur en scène de la création, d'avoir fait le choix de la simplicité et de la cohérence. Les costumes font allusion, directement, à l'époque de Lenau, mais le décor n'est qu'une boîte noire dont le sol est en pente : on ne peut y garder l'équilibre ; et, dans ces costumes, la couleur manque cruellement : il ne s'agit pas ici de l'idylle passéiste dont rêvent tant de spectateurs d'opéra, mais au contraire d'une forme de contrainte – ces vêtements enserrent, dissimulent, nient les corps et les individualité, d'autant que leur auteur, Klaus Bruns, a choisi de leur donner une teinte bleutée uniforme, qui les place d'emblée dans l'irréalité.

Au cœur de tout cela, il y a donc le dialogue entre Holliger, à la tête d'un Philharmonia trop impliqué dans le projet pour ne pas être en état de grâce, et Christian Gerhaher, qui se donne scéniquement et vocalement comme rarement. Rien ne va ici jusqu'à la performance, jusqu'à la bête de scène : les mots sont le territoire naturel de Gerhaher, les mots et les notes réduits à leur sens le plus dépouillé et le plus fort ; la folie de Lenau ne se traduit pas par des actes violents, mais elle est palpable, ici, dans chaque consonne, dans la couleur de chaque voyelle. Il n'est pas seul sur scène, certes, mais tout tourne toujours autour de lui ; Gerhaher, Holliger, les autres solistes dominés par l'altière , l'orchestre, le chœur, tout cela forme un travail d'équipe qui contribue beaucoup au triomphe de la soirée. Lunea n'a pas vocation à devenir un grand succès populaire, par sa dimension littéraire, par la qualité d'écoute qu'il exige de l'auditeur, mais, comme déjà sa Blanche-Neige, il aura toujours un cercle d'admirateurs enthousiastes qui assureront la pérennité de l'œuvre de Holliger.

Crédits photographiques : © Paul Leclaire

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