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Suite de la première intégrale pour piano de Boris Tishchenko

Les trois nouveaux volets de la première intégrale de l'œuvre pour piano de confirment l'importance d'un corpus dont l'apogée est dans les Sonates n°7 à 9, et dont les pièces les plus personnelles se trouvent autant dans celles de jeunesse que dans les œuvres ultimes.

Après un premier volume qui faisait découvrir une Sonate n°2 aussi leningradoise que possible interprétée par le compositeur, le label Northern Flowers poursuit son intégrale à laquelle ne manquent désormais plus que les sonates n°4 et 5. Apparaissent ainsi les Variations op. 1, la Sonate n°3 et toutes les sonates de la n°6 à n°11, dernière sonate et ultime opus achevé. On peut embrasser désormais tout le parcours du musicien à la forte identité (le mot est plus juste que celui d'individualité), et on voit se dessiner comme la forme d'une arche dont l'apogée serait formé par les Sonates n°7 à 9.

Chez Tishchenko, pas de zigzags stylistiques intempestifs, mais tout de même des explorations. Avant la Sonate n°1 qui était déjà toute « tishchenkienne » (éditée avec la Sonate n°2 citée plus haut), il y a l'opus 1, des Variations de 1956, qui sont absolument dignes de son catalogue, par leur sévérité rêveuse traversée de moments élégiaques, de climax, de danses grinçantes. L'éditeur a eu la bonne idée de réunir sur le même album ce premier opus avec les ultimes sonates de 1997 et de 2008. Malgré leur quarante ans d'écart, il n'y a pas de suture entre la fin des Variations et l'ouverture de la Sonate n°10 Eureka! sous-titrée de manière amusante (sonate pour piano de recherche scientifique). Cette pièce propose des variations au fil de ses six mouvements intitulés « Hypothèse », « Déclaration », « Méditation », « Argumentation », « Doutes », « Dénégation », et est la seule interprétation humoristique du genre sonate dans le corpus de Tishchenko. La Sonate n°11, ultime œuvre achevée du compositeur en 2008, est plus énigmatique. Autour d'un morceau central « Tourbillons » qui alterne entre des vertiges de notes et des colonnes verticales bien dans la manière du compositeur, les parties introductives « Sphère » et « Disparition » ont cette distance de l'individu arrivé au terme d'une vie (il décédera deux ans plus tard) mais qui a la force d'être lui-même, et de se retirer sans rien perdre de lui-même, de son identité.

Les Sonates n°3 (1965) et n°6 (1976) sont les pièces les plus austères de l'ensemble publié à ce jour, sans les pointes d'humour, les saillies mélodiques, la construction lisible et plus linéaire que l'on trouve tant dans les œuvres de jeunesse que de haute maturité.

Le cœur de ce corpus pianistique se trouve sans contexte dans les Sonates n°7 à 9, chacune pour des raisons bien différentes. La n°7 pour piano et cloches marque en 1982 le grand retour du Tishchenko le plus personnel, qui assume sans complexe une grande architecture associée à un noir et blanc tout russe. La n°8, plus variée dans ses climats ose des touches populaires que Tishchenko assumera dans ses opus suivants jusqu'à la fin de sa vie. La Sonate n°9 est le coup de cœur de l'intégrale, une pièce de haute maturité comme une ouverture sur le jardin secret du compositeur. Écrite en 1992, quelques mois après la chute de l'URSS, elle s'ouvre sur un long Adagio rêveur et mélancolique, comme une marche sous la lune. La Pastorale qui suit est un hommage à Bach, et on peut y voir aussi un hommage au maître et ami Chostakovitch qui avait lui-même rendu hommage au compositeur allemand. L'Allegro molto, plus scintillant, mélodique, tournoyant, est comme un retour de jeunesse, un souvenir de bonheur.

Sur le plan interprétatif, chaque disque est attribué à un pianiste différent. Dans le deuxième volume, qui rapproche l'opus 1 des deux ultimes sonates, on retrouve , déjà entendue dans le premier volume édité, et elle sait rendre justice aussi bien à l'architecture d'ensemble qu'aux atmosphères suggestives de cette musique.  signe le troisième volume, avec les Sonates n°6 et 7, et ce sont des enregistrements de référence, son jeu droit et direct mais plein de nuances correspondant idéalement à sa musique. est à la manœuvre pour le quatrième volume. Le pianiste avait toute l'admiration du compositeur, et effectivement il a une épaisseur et une couleur qui sont en phase avec les intentions du compositeur. Nicolas Stavy avait enregistré avec succès les n°7 et 8 pour Bis, dans une optique plus raffinée, plus occidentale.

Des quatre volumes déjà parus, tous incluent des pièces et des interprétations de qualité. S'il faut choisir un ordre d'écoute, les volumes 3 (pour la n°7) et 4 (pour les n°8 et 9) sont à acquérir en priorité, suivis des volumes 1 (pour la n°2) et 2 (pour les Variations et la n°11).

Mentionnons pour finir les très belles photographies de Leningrad par Boris Smelov (1951-1998) qui illustrent fort à propos les pochettes. Ce très grand photographe indépendant, disparu prématurément, a laissé de sa ville natale des images aussi poétiques, que composées au millimètre, évocatrices et intemporelles. Comme Tishchenko.

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