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Le Sacre selon Krzysztof Urbański : orage d’acier

Le Sacre du printemps a la cote auprès des jeunes chefs. Après la version quasi punk de Teodor Currentzis parue il y a deux ans, voici celle de , un peu paradoxale car privilégiant l'opulence sonore au détriment du geste dramatique voire chorégraphique.

Signe des temps ? Les étoiles montantes de la direction d'orchestre semblent, comme au bon vieux temps du microssillon, refuser tout couplage pour le Sacre du printemps, élément séminal de tout le XXe siècle musical, sorte de monolithe isolé tant de ses quelques antécédents russes que de sa descendance immédiate très diverse (La suite scythe de Prokofiev, Le mandarin merveilleux de Bartók, Amériques ou Arcana de Varèse), sans jamais susciter une partition de même ampleur orchestrale et historique chez Stravinsky lui-même. L'immense majorité des chefs de quelque renom a planché sur la partition ; beaucoup d'entre-eux en ont même livré des gravures multiples. Et si les jeunes loups de la direction tentent de renouveler l'approche de cette œuvre essentielle, c'est souvent de manière parfois bien peu convaincante à force de jouer la carte de l'originalité.

, avec le  (l'orchestre de la NDR d'Hambourg) capté dans la flatteuse et alors toute fraîche salle de l'Elbphilharmonie, y va donc de sa vision opulente, certes très symphonique, mais semble délaisser par cette approche presque trop littérale, la progression dramatique voire chorégraphique de l'œuvre. Significativement, la note initiale du basson voit son point d'orgue infiniment prolongé, au point de faire vriller le son à l'intérieur de l'instrument, un peu à la manière de l'effet souhaité (à la clarinette) par Olivier Messiaen dans l'Abîme des oiseaux de son quatuor pour la fin du Temps… ce qui est un peu hors de propos ici.

Le signal est donné, ce Sacre sera très sonore et souvent plus lent que de coutume, non sans une mise à plat des divers éléments figuratifs. L'introduction de la première partie devient ainsi un creuset où se mélangent les divers éléments textuels confiés aux vents solistes, sorte de gigantesque « improvisation écrite », égrenée sans trop de soucis de la directionnalité du discours ou de l'irréversibilité du temps musical. Les Augures printaniers, de tempo parfois instable (première réplique des vents après l'énoncé de l'ostinato rythmique des cordes) et d'une palette sonore assez grasse voire lourde, sont derechef mis à plat par la superposition sans perspective globale des éléments les plus coruscants au fil de la Danse des adolescentes directement enchaînée (plage 2, accords des cors à 2'31 ou rafales chromatiques des vents à 3'10) ; on cherchera en vain leur intégration dans une progression dynamique globale plus aboutie. De pesantes rondes printanières (plage 4) s'opposent de manière presque ostentatoire à une fin de première partie à la césure des jeux des cités rivales (plage 5) assez superficiels et soudainement précipités dans une sorte de vocifération orchestrale orgiaque et presque excessive dans un tempo d'enfer subitement retrouvé.

Incontestablement, l'introduction de la seconde partie et les Cercles mystérieux des adolescentes réussissent mieux à Urbański et à ses troupes par l'infinitésimal dosage des effets et nuances, mais dès la Glorification de l'élue, c'est de nouveau le même orage d'acier qui plombe l'ambiance. Le tout mène à une Danse sacrale hiératiquement figée par l'excès de lenteur du tempo et par une pulsation rythmique rédhibitoire de mollesse, cette musique de transe devrait apparaître fatale mais est ici noyée sous le coup d'une gourmandise sonore nuisible à son agogique.

On est donc loin de l'épure laissée par le compositeur lui-même notamment dans son ultime captation studio (Sony), à la finesse d'articulations des gravures signées par le créateur Pierre Monteux, à la rigueur analytique des diverses versions d'un Pierre Boulez (surtout celle enregistrée à Cleveland en 1969, Sony), à l'humour d'un Karel Ančerl (Supraphon), au fauvisme des deux versions d'Igor Markevitch (Testament, ou Warner), d'un Muti en état de grâce à Philadelphie (Warner), d'un Chailly à Cleveland (Decca), d'un Ozawa à Chicago (RCA), voire d'un Salonen dans son remake à Los Angeles (DG). Et dans l'optique d'un symphonisme altier, un Karajan des grands jours (seconde version studio, DG, 1977) réussissait tout autrement le pari d'un Sacre uniment symphonique au-delà de l'argument inspiré des « tableaux de la Russie païenne ». On peut se reporter aussi aux 38 enregistrements réunis par Decca pour le centenaire du Sacre.

Le Blu-ray proposé en complément à ce bien court CD propose une captation live dans le même lieu de l'Elbphilarmonie le 17 février 2017. Cette performance est très proche de la captation studio de quelques semaines antérieures, et la présence du public n'amène pas le crépitement électrique étincelant qu'aurait pu dicter l'urgence du concert. La conception d'Urbański se veut décidément tout aussi linéaire et souvent presque trop sonore… Bref, de l'éloquence à court terme, beaucoup d'esbroufe et pas de vision globale du plan de masse de la partition. Dommage.

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