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Mais qui a tué le style français de nos orchestres ?

Car il y avait bien un style français d’orchestre, jusqu’à ce que ce qui faisait ses spécificités disparaisse peu à peu. C’est en France que les musiciens d’Europe et des États-Unis venaient perfectionner leur art et y apprendre ne serait-ce que le vibrato.

Au début du XXe siècle, nombreux sont les orchestres à jouer sans vibrato et les chefs voyageant de plus en plus, le style chantant des Français est apprécié ainsi que la richesse de sa palette de timbres. Ils demandent alors à leurs musiciens de venir apprendre le vibrato en France, et ce, qu’ils soient musiciens à cordes ou à vent. Difficile d’imaginer aujourd’hui le violon ou le hautbois sans vibrato.

Mais il n’y avait pas que le vibrato, les instruments à la facture spécifique généraient des timbres colorés et distincts qui permettaient toute la richesse des œuvres orchestrales. Et les chefs ne s’y trompaient pas. En 1915 le hautboïste Marcel Tabuteau est invité par Leopold Stokowski à Philadelphie, et son style et sa technique marquent encore l’école américaine de hautbois. Le bassoniste Raymond Allard qui dès 1922 intègre l’Orchestre de Boston, fut rejoint par les trompettistes Marcel Lafosse, George Mager, René Voisin et son fils Roger. Et si Lucien Thevet n’avait pas refusé l’invitation de Charles Munch à les rejoindre, que serait devenue l’école de cor américaine qui a tant influencé en retour les cornistes français dans les années 1980 ?

Le style français fut le terreau permettant aux compositeurs le développement de chefs-d’œuvres qui font le répertoire emblématique : Ravel, Debussy, Satie, Poulenc, Milhaud, Roussel, d’Indy etc. Il était porté non seulement par cet art du vibrato mais aussi par une facture instrumentale. Les trompettes à pistons et cors ascendants Selmer ou Courtois, les hautbois, bassons et clarinettes Buffet-Crampon, sont les instruments caractéristiques du style français. À la place des bassons, ce sont les Fagott, la version allemande née au XIXe siècle, qui se sont généralisés. Les cors sont devenus exclusivement à palettes et descendants à l’allemande et les trompettistes alternent de plus en plus souvent entre l’allemande à palettes et la française à pistons. Mais surtout, c’est l’esthétique qui s’est uniformisée et les sons, qu’ils soient des vents ou des cuivres, se sont rapprochés au point de difficilement distinguer un thème chez Brahms lorsqu’il passe d’un pupitre à un autre. Ou alors que sa structure soit appauvrie quand, tel un orgue, une « mixture » est effectuée quand une même phrase musicale est jouée par différents pupitres à l’unisson. Un peu comme si tous les jeux de l’orgue étaient identiques… Où est l’intérêt ?

Histoire d’un effet contaminant

Alors pour répondre à la question initiale, il faut mener une enquête ; non policière, mais plutôt épidémiologique. En interrogeant différentes personnalités de ces instruments, notamment cor et basson, j’ai pu retracer un historique de cet effet contaminant. Car pour qu’un phénomène épidémique naisse, il faut la conjonction d’un agent (pathogène dans le cas d’une maladie), d’une population et d’un environnement. Pour notre histoire :

  1. La population : l’orchestre
  2. L’environnement : l’esthétique du chef d’orchestre
  3. L’agent : le corniste nouvellement arrivé

L’orchestre (la population) avait son équilibre, un orchestre qui créa la Symphonie fantastique de Berlioz, les œuvres de Franck, Saint-Saëns, et porta l’essentiel de la musique française de son temps (Ravel, Debussy etc.), qui avait acquis une identité esthétique et un matériau sonore que les compositeurs exploitaient dans leurs œuvres. Le cor français (étonnement French horn en anglais) fut remplacé par un nouveau venu américain (l’agent). Celui-ci, invité par un chef de passage régulier, pris la place qu’un départ rendit disponible et imposa son esthétique, conforté par l’avis des chefs (l’environnement). Les trois éléments étaient réunis.

Le corniste, alors, confronte la sonorité large et puissante de son cor à système allemand chaud au diapason à 440 à celle de ses collègues bassons qui jouent la facture instrumentale française au timbre clair et léger mais aussi au diapason fixé par le héraut de la marque (d’un autre orchestre) à 443. En effet le diapason joue sur la perception du timbre, les violons le montent pour avoir un son plus brillant.

Le bassoniste n’acceptant pas de modifier vers le bas le diapason de l’instrument qu’il développe, s’en suit une « guerre de clocher ». Les noms d’oiseau ne sont pas loin, mais le plus grave est que l’orchestre se trouve tiraillé entre deux diapasons. Les chefs ne sont pas satisfaits, et exigent un minimum d’unité de justesse, malheureusement impossible aux malheureux bassonistes français.

Voulant résoudre au plus vite la situation, l’un des chefs fait venir un lot de Fagott au système allemand. Une tournée européenne plus tard, la guerre des écoles basson/Fagott est née mais pour les bassonistes de l’orchestre, l’ire des chefs s’est éloignée. En quelques mois, les deux instruments représentatifs du style français que sont le cor ascendant et le basson français ont disparu de ce grand orchestre parisien. Alors comment ne pas comprendre qu’à la suite, les orchestres, devant ce modèle dirigé par les chefs les plus prestigieux, n’aient pas été influencés et n’aient pas progressivement adopté les nouveaux usages et esthétiques ?

Une conjonction de circonstances ?

Ceci est une histoire particulière, le résultat des témoignages que j’ai pu recueillir de musiciens encore en vie, sur un sujet qui semble tabou. Entre la honte de n’avoir su résister ou la peur d’être le frein des évolutions, le sujet n’est jamais abordé dans son contexte historique. Il fut propice aux guerres d’écoles, tant pour le basson, le cor, le hautbois, la clarinette, le trombone que le vibrato chez les cordes et leur révolution de doigtés. Et cette histoire pourrait être augmentée certainement de plus de témoignages. Celle-ci en est une, issue de souvenirs de musiciens, sans plus de prétention que de tenter d’illustrer une situation, plutôt une disparition.

J’ai de la peine à conclure qu’en référence au titre de cette chronique, l’assassin serait un corniste. Ou alors, est-ce celui qui le fit venir ? Une conjonction de circonstances ? Mais on peut conclure de façon sûre aujourd’hui que, s’il y a un doute sur l’assassin, il y a bien un mort. Ce mort, c’est celui que d’autres ont réussi à préserver comme symbole de leur identité, comme témoignage de leur histoire, mais aussi et surtout, comme outil au service de la musique qui lui a été écrite. Le Philharmonique de Vienne a su rester viennois avec ses instruments spécifiques − hautbois, timbales, clarinettes, cors, trombones, tubas, bassons, contrebasses, trompettes − faisant l’essence et le matériau qui unifie l’orchestre ; un orchestre autogéré, comme celui de Berlin, autre orchestre à la forte identité. Est-ce la raison ?

Alors oui, le style français de l’orchestre est bien mort. Celui qui aurait été dans la lignée de l’Opéra Royal ou de la Société des Concerts du Conservatoire avec son esthétique propre, n’a pas été conservé, contrairement à ce que croyait Charles Munch, chef de l’orchestre de Boston pendant treize années, le plus français des orchestres américains. Le 17 novembre 1967, le critique Bernard Gavoty demanda à Charles Munch : « – Vous pensez qu’il y a un caractère, une couleur particulière aux orchestres français ? » Charles Munch répondit : « – J’en suis persuadé. J’ai toujours trouvé que la France est le seul pays qui a pu se créer une, comment dirais-je, une sonorité nationale et qui a pu la sauvegarder. » (1)

(1) ORTF, 17 novembre 1967 (Source : INA)


Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.

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