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Un King Arthur shakespearien à Bâle

Bâle restaure de fond en comble le livret de John Dryden souvent évincé des productions du King Arthur de Purcell. Bien que très problématique pour un spectateur n'étant pas totalement germaniste, la proposition du metteur en scène allemand Stephan Kimmig révèle au final une ambition de première importance.

Quatre heures avec entracte ! Musique : une heure et demi. Mots (dans la langue de Goethe et non-surtitrés) : plus de deux heures. L'on est très vite à la peine devant une troupe de comédiens ahurissants de virtuosité (Bâle possède en ses murs une seconde scène dédiée au seul théâtre), tout en convenant d'une impossible quadrature du cercle : lire des sur-titres rendrait invisible le jeu virtuose de tels talents, à l'évidence mieux choisis que ceux de la récente production genevoise du chef-d'œuvre de l'Orpheus Britannicus. On se croit parti pour un spectacle déjanté (il l'est) et inconséquent (fatale erreur d'appréciation) avant de réaliser la force du propos.

Alors que l'on avait tant goûté l'hilarante entreprise (culte et régulièrement reprise) du trio Niquet/Shirley/Dino (choix y était fait de la musique pour deux heures d'horloge qui avaient envoyé Dryden ad patres), on découvre à Bâle le retour du foisonnant dramaturge anglais de 1691, revu et corrigé par le très pointu dramaturge autrichien Ewald Palmetshofer de 2018, pour une nouvelle version beaucoup plus « sérieuse » dans ses questionnements et ses professions de foi très contemporains : la propension de l'être humain à se croire supérieur à son congénère, le cercle répétitif de la guerre, le corps hédoniste plutôt que le corps supplicié, le rêve démocratique, la vie comme une illusion.

Un théâtre nu. Un homme qui l'est presque. Un troublant cadre de scène posé de guingois, mouluré, garni d'ampoules, dans lequel vont principalement coulisser avec une fluidité soyeuse d'amples rideaux de théâtre aux couleurs chaudes : une puissante et nécessaire affirmation, aujourd'hui encore, de la magie théâtrale dont les puritains, quarante ans après Shakespeare, avaient réussi à priver l'Angleterre, jusqu'à ce que le théâtre réapparaisse sous le masque des semi-opéras de Purcell. John Dryden, qui fut de cette restauration, questionna l'utopie britannique dans ce King Arthur qu'il bâtit en 1691 sur le texte plus ancien (1136) de Geoffroy de Monmouth « L'Histoire des rois britanniques». Utopie que Palmetshofer se voit tenté d'interroger (à juste titre aujourd'hui où l'on frémit pour les démocraties) au travers des amours délicates de la belle Emmeline déchirée entre le saxon Oswald et le britannique Arthur.

De la geste arthurienne ne subsiste que Merlin. L'homme quasi-nu du début (il le redeviendra en fin de parcours), c'est lui. Lui qui, double du metteur en scène, va devoir inventer un monde. C'est le lot de tout metteur en scène (Mariame Clément avait, elle aussi, évincé le texte shakespearien de Fairy Queen au profit d'un scénario original) qui s'attaque aux semi-opéras de Purcell. Inventer un monde et, plus ambitieux ici, ré-inventer le Monde.

Le spectacle se décline sur trois niveaux : amoureux, féerique et politique. Des elfes déchaînés sèment une pagaille à tout va dans une scénographie qui aligne monologues et joutes d'une ampleur shakespearienne. Si le Français que nous sommes voit là l'occasion inespérée de franchir un stade de sa maîtrise de l'allemand, l'indigène avoue lui aussi s'égarer dans l'ambition de ce maelström verbal, où les numéros de l'ensorcelante partition de Purcell semblent se faire par trop attendre. Le spectacle aligne des scènes pas toujours identifiables (une Scène du froid chantée sur un cheval à bascule, une séance de gymnastique adolescente venant parasiter un duo…) mais connaît de vraies réussites (inénarrable Passacaille du IV en ode hédoniste déchaînée avec costumes désopilants pour tous, meneur de revue au micro et quatuor de danseurs exceptionnels d'inventivité et de second degré).

Les enjeux se resserrent dans la seconde partie, faisant tomber bien des réserves en même temps que les atours du théâtre s'effacent peu à peu. Ne restent que les acteurs et les chanteurs assis au sol, nous scrutant derrière un Merlin qui n'a plus qu'à nous passer le relais de notre responsabilité de citoyen : « Vous avez assez entendu. Je suis parti. Et vous aussi. »

À la tête d'une Cetra enchanteresse, réinvente lui aussi et séduit constamment. Les chanteurs (, , , ) enchantent par leur musicalité et leur maîtrise de l'anglais, même périlleusement engagés (c'est à qu'échoit le cheval à bascule, ce qui ne gêne pas son impressionnant crescendo de l'Air du froid). Si la partition est respectueusement déroulée aux Actes I et II, la folie ambiante semble avoir gagné le sérieux musical d'une fosse qui se met ensuite à aligner les numéros dans le désordre le plus total, quand elle n'en supprime pas ou ne pioche pas ailleurs (O Let me weep de Fairy Queen) ! Curieux procédé et seule sérieuse réserve en regard d'une soirée vraiment peu banale et finalement assez marquante.

Crédits photographiques : © Sandra Then

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