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Petite histoire politique du violon : un luthier ne devrait pas dire ça

Quand j’étais petit, dans les années 80, passait à la télévision une émission fameuse : « Le grand échiquier ». Présentée par Jacques Chancel, homme cultivé s’il en est, elle proposait des entrevues et des discussions entre artistes, musiciens, acteurs, le tout à une heure de grande écoute. C’était donc une « émission populaire de grande qualité », comme on disait à l’époque.

Le 30 juin 1982 reste une date importante pour les musiciens et encore plus pour les luthiers. Sur le plateau étaient invités les violonistes Isaac Stern et Jean-Pierre Wallez, les violoncellistes Mstislav Rostropovitch et Maurice Gendron et le luthier Etienne Vatelot. On peut dire qu’étaient réunis ce jour là les meilleurs musiciens classiques de l’époque, jouant les meilleurs instruments (entre autres des Stradivarius), avec le meilleur luthier de France (et certainement un des meilleurs du monde). En clair, cette émission était la meilleure de la télé et nous en étions assurément les meilleurs spectateurs.

Loin de moi l’idée de dénigrer ce programme qui a été pour moi (et d’autres luthiers de ma génération) une des raisons de ma vocation. Mais je veux simplement mettre en évidence le fait qu’il véhicule une certaine image de la musique et de la lutherie et, par conséquent, un message particulier. En voyant ce qui se fait de meilleur (ou considéré comme tel), le spectateur peut avoir l’impression que la musique en général est jouée par des virtuoses, sur des instruments de grande qualité (c’est-à-dire de grand prix) et qu’un luthier est un artisan dont le métier consiste à fréquenter ces artistes et à s’occuper de leurs instruments. Or cette image représente une infinitésimale partie de la réalité. L’immense majorité des utilisateurs de violon est constituée, on s’en doute, de violonistes pas du tout virtuoses : débutants, amateurs de plus ou moins haut niveau, etc. Il existe donc énormément plus de violonistes moyens (pour ne pas dire moins) que de bons ou très bons (j’emploie volontairement ces adjectifs tout à fait relatifs car ma démonstration est partie de cette émission placée sous le signe de l’«excellence ». Ce n’est donc pas moi qui ai commencé). Par voie de conséquence, l’immense majorité des violons joués par ces musiciens ne sont pas des instruments de grand prix, il s’en faut de beaucoup. L’immense majorité des luthiers ne fabriquent, ne restaurent, ne vendent donc pas des violons chers pour des grands violonistes mais bien le contraire.

Depuis le début du XIXe siècle, pour ne parler que de l’époque moderne, le luthier le plus représentatif et le plus répandu dans le monde est un ouvrier, travaillant en usine et produisant industriellement. Sa condition sociale a été et reste celle de l’ouvrier en général : aliénation, subordination, exploitation. L’image du luthier occidental actuel, qui est celle de l’artisan indépendant fabriquant-à-la-main-comme-autrefois des violons à l’unité, dans la recherche de la perfection (bref : un artiste !), est elle-même partielle : la majorité des luthiers occidentaux, bien que construisant effectivement des violons de cette façon, gagne en fait essentiellement sa vie en vendant et réparant les instruments industriels précités pour une clientèle d’élèves et d’étudiants.

Je sens qu’une partie de mes lecteurs commence à se demander ce qu’elle est en train de lire. Il n’est plus question de lutherie mais de politique. Qu’est-ce que cela vient faire dans le propos ? Et bien, ami lecteur, je pense que c’est justement tout le propos. Cette image idyllique de la lutherie, présentée lors de cette émission de télévision (et qui est celle véhiculée traditionnellement depuis 200 ans), est une image en fait dépolitisée. Je me propose d’expliquer comment et pourquoi elle s’est installée.

Imaginons-nous la situation suivante : des parents ont un enfant qui veut commencer l’étude du violon. Ils entrent chez un luthier et ont beaucoup de questions à lui poser : quel violon choisir, à quel prix ? Tout à coup, le luthier perd la raison et leur tient le discours suivant : « Votre enfant va commencer le violon sur un instrument chinois. Il a été fait par un ouvrier d’une quinzaine d’années, pratiquement l’âge du votre fils, avec du bois du Tibet, pays annexé et soumis par une puissance impérialiste, et coupé sans aucune considération écologique. Il coûte 500 euros : sachant qu’un commerçant achète sa marchandise au grossiste à peu près la moitié de son prix de vente, que le grossiste l’achète encore moins au patron de l’usine, calculez vous-même le salaire de l’ouvrier. »

Les parents n’en croient pas leurs oreilles : « – Dans ce cas, auriez-vous un autre violon à nous conseiller ? – Certainement. Voici un instrument fait à Mirecourt, au début du XXe siècle. L’usine qui l’a produit a formé ses ouvriers en les sortant de l’école à 14 ans, pour leur faire effectuer la même tâche, untel des tables (le dessus du violon), tel autre des fonds (le dos), jusqu’à l’âge de 70 ans. Le salaire (celui des femmes, pour la plupart vernisseuses, moitié moins que celui des hommes) était tellement bas que, quand le SMIG a été instauré, dans les années soixante, toutes ces usines ont fermé pour délocaliser la production dans les pays de l’Est, aux salaires encore plus bas. Puis, dans les années 80 en Corée. Puis, depuis les années 2000, en Chine, toujours pour les mêmes raisons. Cet instrument étant plus ancien que l’autre, il coûte plus cher : 1.000 euros ! »

Les parents rétorquent alors : « Mais il est meilleur, n’est-ce pas ? Je n’en sais rien ! répond le luthier. Tout ce que je peux vous dire, c’est que votre enfant tirera certainement le même son épouvantable avec chacun . – Mais pourquoi existe-t-il alors des violons à différents prix, si ce n’est pour une différence de qualité ? – Tout simplement parce qu’il existe des acheteurs de violons avec différents budgets et que le marché se doit de proposer à chacun de quoi dépenser son argent. »

Après quoi les parents, bien choqués, bien culpabilisés, sortent de la boutique de ce luthier sans rien acheter. Leur enfant ne jouera pas de violon, nous n’aurons pas le plaisir de l’écouter quand il aura progressé et l’artisan n’a plus qu’à fermer son commerce. Il a raconté une histoire certes vraie mais très violente. Et ce n’est pas cette histoire que les parents de cet enfant, pas plus que nous tous, voulons entendre. Nous voulons une belle histoire. Pour ce faire, il faut la raconter autrement, la pacifier. Il faut « enchanter la marchandise », comme disait Marx, c’est-à-dire, pour revenir à notre propos du début, la dépolitiser. Pour ce faire, il existe une méthode très efficace : créer un mythe. « Le mythe est une parole dépolitisée », disait Roland Barthes.


Comment créer un mythe du violon ? Voici quelques exemples : bien que, comme nous l’avons constaté, la pyramide des violonistes présente à sa base un grand nombre de débutants pour finir au sommet avec un nombre très restreint de virtuoses, il faut au contraire créer une image qui aille du haut vers le bas. Si vous dites : « Le Violon, c’est ce dont joue Isaac Stern ! », vous essentialisez l’instrument. Chaque violon, du plus cher au plus modeste, portera en lui une part de cette « essence » suprême. Il s’agit là d’un procédé relevant de la pensée magique, on dit que « la partie vaut pour le tout ». Ensuite, il faut justifier les différences de prix entre les violons autrement que ne le fait notre luthier fou. Il faut que ces différences paraissent logiques, objectives : il faut les naturaliser, en établissant un lien de causalité entre la qualité d’un violon et son prix. En l’occurrence : « Écoutez comment joue Isaac Stern. Certes, il a une technique exceptionnelle. Mais, s’il joue de cette façon, c’est que son violon doit être également exceptionnel. Donc coûter très cher. Et si vous n’êtes pas Isaac Stern, et /ou que vous n’avez pas les moyens de vous payer son violon, il en existe des moins chers donc moins bons. C’est bien normal, c’est bien naturel ! » Le seul problème, c’est que ce raisonnement, à priori logique, apparemment vérifiable scientifiquement, inverse les causes et les conséquences : ce n’est pas parce que ce violon est exceptionnel que Stern en joue. C’est parce que Stern en joue qu’il devient, entre ses mains, exceptionnel. Rien ne prouve que ce violon ait, en lui-même, une qualité, une « sonorité » particulière, même si on a très envie de le croire. Et même si Stern lui-même le dit, car il s’exprime en tant qu’artiste, pas en tant que scientifique. Il n’a pas à justifier de son choix, de sa sensation sur ce violon, de son bonheur quand il en joue, par un quelconque raisonnement. Mais le marchand, celui qui vend le violon, a, lui, tout intérêt à transformer cette parole artistique en parole scientifique : une parole apparemment d’autorité légitime et objective. Celle-ci permet alors de figer l’image du violon : puisque la qualité d’un violon repose sur ces bases incontestables, ce violon est, était, sera toujours le même, ce qui est très rassurant. Et quand on dépense de l’argent, on veut être rassuré.

Ensuite, le commerçant doit parer au phénomène suivant : il est très probable que des petits malins mettent à jour ce tour de passe-passe sémantique, cette illusion marchande. Il est également plus que probable, un jour ou l’autre, que des scientifiques sérieux invalident purement et simplement cette croyance. Aussi, va-t-il appliquer un autre principe constitutif d’un mythe capitaliste : dire une chose et son contraire. La cause de la qualité d’un violon ne serait pas vraiment naturelle ? Alors, il s’agit d’une cause « surnaturelle », qui s’appelle le « Génie », le «Mystère », le « Secret ». Enchanté de cette manière, le violon change de statut commercial et devient une « œuvre d’art ». Il n’a alors plus besoin d’aucune justification raisonnable de sa qualité et de son prix.

Pour parachever le mythe en beauté, ne reste plus qu’à créer un personnage « héroïque », qui, par sa seule autorité, présentée, encore une fois, comme naturelle et légitime, va clore tout le débat. Ou, plus exactement, imposer un débat sur une voie délibérément stérile et sans issue : j’ai nommé Stradivarius. Cette figure sacralisée est, en fait, une pure construction des luthiers bourgeois du XIXe siècle, utilisée pour véhiculer les principes moraux et les intérêts commerciaux de leur classe. En prétendant qu’un violon de Stradivarius porte en lui-même, de part sa fabrication (mystérieuse, secrète et géniale, évidemment), une « sonorité », un son particulier, on fige et essentialise ainsi cet instrument, qui devient donc l’archétype du Violon. Tous les luthiers, tous les violonistes, depuis, s’interrogent, s’interpellent, se disputent pour comprendre le « secret » de cette « sonorité ». Les plus audacieux, les plus affranchis (les plus immodestes, peut-être…), prétendent pouvoir l’égaler. Or, ce faisant, ils ne font que renforcer ce mythe de la « sonorité » et contribuent ainsi à l’installer dans les mentalités (pour rester dans notre sujet politique – et polémique -, c’est ce que Lénine aurait appelé des « idiots utiles »). Car ce qui intéresse le marché de la lutherie n’est pas tant de démontrer que les violons de Stradivarius sont meilleurs que les autres (il y a de toutes façons peu de Stradivarius et peu de personnes pouvant se les payer). Le plus important est de justifier ce principe de qualité sonore d’un violon, qui ne repose en fait sur aucune base scientifique. Car c’est sur lui qu’est assis tout l’édifice commercial : le fait de pouvoir dire – naturellement – que si tel violon est plus cher, c’est parce qu’il est meilleur.

A l’aune de ces considérations, retrouvons maintenant nos parents d’élève désirant acheter un violon et entrant dans la boutique d’un luthier cette fois sain d’esprit. Voici ce qu’il doit leur dire : « Ah, le violon… C’est tout un monde merveilleux, fait de passion, d’art et de mystère. Regardez celui-ci, par exemple : vieux de près d’un siècle, fait à Mirecourt, berceau de la lutherie française. Il est signé du nom de l’atelier où œuvraient des luthiers de père en fils, depuis le XVIIe siècle : c’est ça, la tradition du violon. Les techniques de fabrications n’ont d’ailleurs pas changé depuis 400 ans : un violon de qualité se construit toujours à la main, en proscrivant autant que possible tout outillage électrique, en faisant abstraction du temps, avec comme seul objectif la qualité du travail et la recherche de la « sonorité » parfaite. C’est d’ailleurs comme cela que, moi-même, je fabrique mes violons. Quand votre enfant aura atteint le niveau adéquat, il lui faudra un de mes instruments, comme celui dont joue actuellement mon ami X, professeur au conservatoire de Y et soliste de l’orchestre Z. Mais, en attendant, j’ai pour lui cet instrument, modèle Stradivarius, que j’ai personnellement sélectionné et réglé et d’un très bon rapport qualité-prix : 500 euros avec la boîte et l’archet. Et la colophane, c’est cadeau ! »

Voilà donc, quelque peu caricaturé, le discours que doit tenir notre luthier pour faire fonctionner le marché de la lutherie en général et son échoppe en particulier. Et, cela, au bénéfice de tout le monde : les parents, l’enfant, les professeurs, le luthier lui-même, les auditeurs (tous les grands violonistes ont commencé petits). Tout le monde, sauf le producteur du départ, l’ouvrier qui a fabriqué le petit violon pour le petit prix. Celui dont on ne parlera jamais au « Grand échiquier » ou ailleurs, celui qui représente 90% du marché du violon et des luthiers.

Pour conclure cet article, je dois lever un éventuel malentendu : je fais, en tant que luthier français contemporain, partie intégrante de ce système, qui me convient très bien. Je suis heureux de fabriquer des altos que les musiciens qui ont tous commencé sur les instruments industriels que j’ai cités et grâce auxquels je peux proposer les miens, sont heureux de m’acheter et utiliser. Mon propos n’est donc pas de détruire ce système (le voudrais-je, je ne vois pas comment je pourrais). Mon but, en tant que luthier, est de m’affranchir du mode de pensée et d’action qu’il impose, de cette image romantique du violon, datant du XIXe siècle, usée jusqu’à la corde et qui ne m’enchante pas du tout. Je veux inventer une nouvelle image du violon : révolutionnaire, poétique, politique, libre, forte. Et drôle, surtout !

Crédits photographiques : Image de une © Jean-François Naudin ; Photo 2 © Alexis Lecomte – INMA

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