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Racines, le piano de Bartók sous les doigts de Florent Boffard

Après une intégrale Schoenberg (Clef ResMusica) encensée par la critique en 2013, le pianiste sonde avec le même bonheur l'univers de Bartók dont il éclaire la modernité autant que l'originalité.

n'a pas choisi la progression chronologique pour les quatre pièces de l'enregistrement, préférant mettre en regard les Deux danses roumaines (1909) et les Quatorze Bagatelles (1908) qui ouvrent et referment l'album. Il s'agit de deux œuvres charnières dans la trajectoire du compositeur (il n'a pas encore trente ans) qui vient de découvrir Debussy (1907) et trouve sa voie en puisant au modèle de la musique populaire.

C'est en véritable ethnomusicologue que Bartók étudie les chansons paysannes qu'il va lui-même enregistrer, prélevant processus rythmiques et mélodiques pour forger son propre matériau de composition. Ainsi les Deux danses roumaines inaugurales (1909-1910) relèvent-elles du « folklore imaginaire » avec leurs accellerandi efficaces et le jeu percussif d'un piano qui acquiert une dimension orchestrale sous les doigts infaillibles de l'interprète. Les attaques nettes et les aigus crépitants du pianiste évoquent parfois le xylophone qu'aimait le compositeur hongrois. Les Bagatelles op. 6 (1908) comptent quatorze miniatures, véritable vivier sonore dont profiteront les compositions à venir : polymodalité, ostinatos, frictions sonores, jeux intervalliques, etc. L'invention est à l'œuvre dans chacune de ces vignettes, pièces d'humeurs aussi fantasques que contrastées dont l'interprète souligne les hardiesses harmoniques et timbrales. La même fraîcheur d'inspiration et la vitalité du trait se retrouvent dans Improvisations sur les chansons paysannes hongroises (1920), issues cette fois du répertoire traditionnel. Les trouvailles abondent, que fait valoir l'interprète au sein d'une écriture qui concilie instinct improvisateur et pensée sonore dûment structurée.

Au cœur de l'album, les cinq mouvements de la suite En plein air, chef d'œuvre de la maturité (1926), constituent la pièce maîtresse de cet enregistrement, dont on mesure l'originalité de la facture et du timbre à travers la lecture aussi scrupuleuse que virtuose qu'en donne l'interprète : la tonicité du jeu est étonnante tout comme le rendu de la matière, celle des « peaux » graves dans le 1. La conduite rythmique est implacable voire furioso dans le 5, symétrique du 1 en vertu de la forme concentrique chère à Bartók. Au centre, Musettes évoque les sons « tremblés » de la cornemuse locale dont les résonances et les couleurs confinent au fantastique sous le jeu acéré de Boffard. S'il aborde la « musique nocturne » du 4 avec la même netteté du trait, le paysage sonore n'en est pas moins habité sous ses doigts, projetant des « lumières spéciales » aurait dit Debussy : avec ses remous mystérieux, ses cris d'oiseaux, ou encore sa litanie aux sinuosités chromatiques, doublée par les deux mains dans les registres opposés du piano, dont Ligeti, puis le cinéaste Kubrick citant le Hongrois, feront leur miel.

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