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Le Ballet de Zurich célèbre Jiří Kylián

Le consacre un programme complet au maître . Les quatre pièces présentées montrent l'étendue du travail du chorégraphe, sa patte chorégraphique si reconnaissable, et la palette des tonalités, des plus sombres aux plus légères. Indétrônable, Bella Figura s'impose comme la pièce-maîtresse du programme.

Auteur d'une centaine de pièces, le chorégraphe tchèque, âgé de bientôt 72 ans, est l'un des chorégraphes vivants les plus emblématiques de sa génération. Directeur artistique du Nederlands Dans Theater (NDT) pendant trente ans, à compter de 1975, il a marqué de son empreinte l'institution avec et pour laquelle il a créé la majeure partie de ses pièces.
Le , sous la direction de Christian Spück, chorégraphe formé chez , présente une programmation alternant classique ou néoclassique et contemporain, avec une stimulante politique de nouvelles créations. La compagnie, internationale, compte deux nouveaux danseurs français depuis le début de saison : Éléonore Guérineau et Yannick Bittencourt, tous deux sujets à l'Opéra de Paris.

Chorégraphiées entre 1986 et 1995, les quatre pièces présentées – Bella Figura, Stepping Stones, Sweet Dreams, Sechs Tänze – mettent d'accent sur la variété du travail de Kylián plutôt que sur son homogénéité, jouent sur les contrastes plutôt que sur la continuité.
La variété ne s'entend pas seulement dans le champ chorégraphique mais également dans l'univers musical, qui invite le spectateur à voyager de Pergolèse à en passant par Vivaldi, Mozart et Webern. Le programme a été construit de manière à encadrer les deux pièces qui frappent par leur radicalité – Stepping Stones et Sweet dreams –  par deux œuvres d'un abord plus facile, le chef-d'œuvre bien connu, Bella Figura, et une courte pièce, Sechs Tänze, conçue comme une fantaisie pleine d'humour, sur les Danses Allemandes de Mozart.

Bella Figura transporte par la beauté des images, la précision d'une écriture qui se coule dans le velours des partitions mélancoliques ou au contraire pétillantes de Lukas Foss, Pergolèse, , et . L'humour parfois point, au milieu de la majesté des tableaux où danseurs et danseuses évoluent le buste dénudé, la taille ceinte de ces jupes rouge sang dont les larges bords évoquent discrètement les robes à paniers du XVIIIe siècle. Kylián enveloppe ses danseuses dans le tissu lourd et noir du rideau de scène, les disloque dans des extensions où seul le contrepoids du danseur permet de conserver un équilibre subtil. Comme à l'intérieur d'un temple sacré, les flammes se tordent sur des réchauds, éclairant de lueurs moirées les corps des danseurs, dans un jeu d'ombre et de lumières caravagesque. Les lignes du corps sont en tout en courbes et souplesse. Les bras des danseuses se plient, les poignets se cassent ; seules les jambes tendues à l'extrême dessinent des lignes droites.

Les danseurs du se sont emparés avec brio de cette œuvre, à laquelle ils restituent l'esthétique pure, l'élégance et aussi la pointe d'humour et de décalage propres à Kylián.

Après l'entracte est présentée Stepping Stones, une pièce abstraite sur les partitions de et . Le rythme est ralenti, cassé à dessein, alors que l'attention se concentre sur les portés et les duos sur pointes, si périlleux qu'ils semblent un défi adressé aux règles de l'apesanteur. Les bras s'entrecroisent, les corps déséquilibrés se redressent au dernier moment, le danseur rattrape sa partenaire en plein vol, à l'envers parfois. Les danseurs jouent avec le soubassement d'une sculpture dorée, certaines représentant des détails anatomiques, qui évoquent des reliquaires, sous l'œil de trois chats égyptiens. L'évocation des mythologies sacrées est claire mais le discours l'est un peu moins. La sophistication des poses et des duos, sur une musique elle-même très abstraite, rend la pièce assez hermétique. L'excès de raffinement fait pencher cette danse du côté de l'intellect au détriment de l'émotion, et les danseurs se transformant en équilibristes, constamment sur la brèche.

Les deux dernières pièces, Sweet Dreams et Sechs Tänze, s'enchaînent sans coupure, avec une transition créée pour l'occasion.
Pourtant, le registre des deux pièces ne pourrait être plus éloigné. Intitulée de manière ironique Sweet Dreams, la pièce a été chorégraphiée sur une partition de Webern, composée durant une période de dépression du compositeur, à la suite du décès de sa mère alors qu'il n'était âgé que de 23 ans. La pièce, toutefois, ne se complaît pas dans le désespoir mais invite à plonger dans le subconscient et le monde torturé de nos rêves. Kylián utilise la pomme comme accessoire, créant de curieux effets, parfois comiques, quand à la première scène, une pomme enfilée sur un fil invisible traverse la scène comme en lévitation pour aller cogner l'arrière du crâne d'une danseuse qui perd l'équilibre. Cette image de la pomme évoque le mythe chrétien d'Adam et Eve et renvoie aux thèmes de la tentation, du péché, de la culpabilité.

Enfin, Sechs Tänze est conçue comme une fantaisie pleine d'humour, dans l'esprit XVIIIe, sur la musique de Mozart. Le Siècle des Lumières est évoqué par les perruques poudrées, les robes à panier, mais toujours dans le registre du décalage et de la dérision. Ainsi, les robes à panier – montées sur roulettes – sont portées par des hommes qui se cognent et se défient avec humour. Pétillante comme du champagne, cette pièce très théâtrale se termine sous une pluie de bulles aux reflets irisés.

Porté par des danseurs brillants et engagés, ce programme donne le plaisir d'apprécier, durant toute une soirée, le génie du chorégraphe . L'œuvre de celui-ci a été récompensée en France par son élection à l'Académie des Beaux-Arts de Paris en avril 2018, qui s'est accompagnée de la création d'une section Chorégraphie. Il sera officiellement intronisé en mars prochain.

Crédits photographiques : Photographie n°1 : Stepping Stones ; Photographie n° 2 : Bella Figura; Photographie n° 3 : Sechs Tänze.  © Grégory Batardon

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