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Nancy : Création mondiale de 7 Minuti, opéra social de Giorgio Battistelli

Pour la troisième fois, l'Opéra national de Lorraine accueille la création mondiale d'un opéra de . Grâce au texte fort de la pièce de Stefano Massini et à une composition classique de facture mais inventive et subtile d'écriture, 7 Minuti parvient à caractériser chacune des onze ouvrières mises en scène et à nous intéresser à leurs débats collectifs comme intérieurs sur une problématique ô combien actuelle.

Jusqu'où peut-on aller pour garder son travail sans perdre sa dignité, sans renier ses valeurs ? Telle est la thématique de la pièce du dramaturge florentin Stefano Massini créée en 1993, dont Michele Placido a tiré un film en 2016 et désormais un opéra. Inspirée de l'histoire réelle des employées de l'entreprise Lejaby à Yssingeaux, elle débute par l'attente et l'anxiété croissante des onze représentantes du personnel au comité d'entreprise de la firme textile Picard & Roche, récemment rachetée par une multinationale. Blanche, leur porte-parole, est depuis plusieurs heures en réunion avec les nouveaux dirigeants, les « cravates ». Quand enfin elle en sort, c'est d'abord le soulagement général ; l'usine ne fermera pas. Mais la direction leur demande d'accepter de perdre 7 minutes sur leur pause quotidienne. S'ensuit un long débat où vont s'exposer les arguments, les motivations, les vécus différents de chacune, se faire et se défaire les alliances et les antagonismes, s'opposer les différences d'âge, d'origine ethnique, de situation sociale, de largeur d'analyse.

Après Divorce à l'Italienne en 2008 puis Il Medico dei Pazzi en 2014, offre de nouveau à Nancy sa dernière œuvre en création mondiale sur une commande de l'Opéra national de Lorraine et du Conseil départemental de Meurthe-et-Moselle et avec l'aide du Ministère de la Culture. Moins débridée que ses compositions susnommées, la partition trouve le sérieux et la profondeur nécessaires au sujet dans une facture classique, alternant récitatifs accompagnés, authentiques arias et ensembles, auxquels s'adjoint lors des intermèdes entre les trois tableaux un chœur dispersé dans la salle au milieu des spectateurs et jouant le rôle d'un chœur de tragédie antique. Le premier tableau d'exposition souffre de quelques longueurs, avec un orchestre à la rythmique obsédante traduisant l'attente et la montée de l'angoisse. Mais dès l'arrivée de Blanche, Giorgio Battistelli sait utiliser toutes les ressources du genre opératique et de l'écriture musicale pour différencier les onze chanteuses, pour traduire avec efficacité et justesse leurs différences et leurs conflits, pour caractériser les atmosphères, passant de la joie à la fureur, de la menace voilée à l'explosion de violence. Il évite ainsi toute monotonie, où aurait pu conduire ce huis clos dont les seuls rebonds dramatiques sont les votes successifs et leurs résultats.

Peu mélodique et très exigeante voire cruelle pour les voix, l'écriture vocale les pousse à leurs limites, dans le suraigu comme dans l'extrême grave, et abonde en sauts de registre et en variations brutales de dynamique. Chacune des onze interprètes affronte crânement ces difficultés, même si certaines ne peuvent cacher leur fatigue à la fin de la représentation donnée d'une traite. Bien que toute l'étendue du spectre de la voix féminine soit explorée, du contralto au soprano colorature, il est parfois difficile d'identifier immédiatement qui chante mais toutes sont parfaitement impliquées et donnent relief et vérité à leurs personnages.

Interprète assidue aussi du répertoire baroque, offre à Blanche la chaleur de son timbre de contralto et sa radieuse humanité. et traduisent pertinemment la colère plus ou moins rentrée des deux révoltées Mireille et Rachel. Plus mature, plus expérimentée, amie de longue date de Blanche, en Odette joue impeccablement la modération et la tempérance. Plus effacée mais non moins rebelle, sa fille Sabine () subit les reproches d'être trop sous l'emprise de sa mère. Lorraine (la douce ), ayant déjà connu un licenciement à Marseille, est plus accommodante mais ne renoncera pourtant pas alors que Zoélie () et Arielle () ne parviendront pas à dépasser leur individualisme et leurs intérêts personnels. Les préjugés racistes ou religieux sont également abordés à travers les personnages d'Agnieska (), l'immigrée polonaise, et de Mahtab (), la musulmane voilée. Le spectacle se conclut en suspens sur le suraigu perçant comme un cri de Sophie (), l'employée de bureau et la plus jeune, à qui revient de trancher entre l'égalité des oui et des non du dernier vote…

Dans cette salle de pause très réaliste, que dominent et surveillent les bureaux vitrés de la direction (décor de Jacques Gabel) et où les ouvrières suspendent une banderole clamant « DIGNITÉ », le metteur en scène s'attache lui aussi à distinguer chacune par les attitudes, les comportements, les habitudes (cigarettes, boissons). Les costumes bien différenciés de Pierre Albert et les éclairages de Joël Hourbeigt, qui focalisent l'attention sur l'une ou l'autre au gré des interventions, contribuent aussi à rompre la monotonie.

Déjà en charge d'Il Medico dei Pazzi, assure à nouveau la direction. Il s'en acquitte avec conviction et maîtrise, soignant les transparences de l'orchestre et donnant tous les départs au plateau avec une impeccable cohésion. Grâce à son expertise, l'Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, pourtant peu familier de ce répertoire, se montre parfaitement à la hauteur de l'enjeu sans se désunir en dépit des difficultés de la partition (polyrythmies, vents et percussions très exposés…). Audiblement conquis, le public accueille avec chaleur au rideau final tous les participants à cette création, réservant l'acmé de ses bravos au compositeur.

Crédit photographique : (Rachel) et (Blanche) : © C2images pour l'Opéra national de Lorraine

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