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Nézet-Seguin et les Berliner Philharmoniker à Paris

De passage à Paris pour un concert unique, dans le cadre d'une tournée européenne, les Berliner Philharmoniker conduits par le talentueux Yannick Nézet-Seguin, se livrent à un grand écart symphonique périlleux en appariant La Mer de Debussy et la Symphonie n° 5 de Prokofiev.

Véritable exercice d'orchestre et de direction, il faut bien avouer que ce programme ressemble, de prime abord, au mariage de la carpe et du lapin, et pourtant… cette association surprenante a, au demeurant, le mérite de mettre au jour, de façon éclatante, la nouvelle sonorité de la prestigieuse phalange allemande, acquise ces dernières années sous la baguette de Simon Rattle (transformation déjà notée lors du dernier enregistrement discographique des Berliner avec le chef britannique) ainsi que l'étonnante et envoûtante plasticité de la direction.

Un son plus lumineux, plus clair, une texture plus transparente, une dynamique plus souple qui prennent tout leur sens dans La Mer de Debussy. De l'aube à midi sur la mer, installe d'emblée une ambiance crépusculaire et mystérieuse, très impressionniste, sans lyrisme excessif, peuplée de scintillements et de délicates arabesques (cor anglais de Dominik Wollenweber) suivi d'un impressionnant choral cuivré, bien dosé, qui marque solennellement l'éblouissement du plein midi. Jeux de vagues, se construit de façon très picturale sur la juxtaposition de facettes sonores hautes en couleur qui soulignent la richesse de l'orchestration debussyste et les performances solistiques individuelles superlatives d' à la flûte, d'Albrecht Mayer au hautbois et de à la harpe. Le chef québécois y maintient cohésion et tension par une dynamique soutenue et une battue très engagée et complice. Dialogue du vent et de la mer, débute dans un inquiétant climat d'attente entretenu par les cordes graves, puis progressivement, Nézet-Seguin densifie la sonorité, accélère la dynamique, creuse les contrastes, durcit le phrasé pour le rendre très descriptif, chaotique et effrayant en s'appuyant sur des cuivres rugissants irréprochables, des contrebasses légendaires et des percussions impétueuses pour  finalement donner corps à un saisissant raz de marée se concluant sur le triomphe du vent dans un cinglant coup de timbale.

Si cette lecture de La Mer de Debussy convainc par sa dynamique et ses couleurs, la Symphonie n° 5 (1944) de Prokofiev constitue, à l'évidence, un moment inoubliable par l'intensité exceptionnelle de son interprétation. Moment privilégié et fugace de la rencontre entre un chef d'exception, une phalange mythique, et une œuvre toute entière portée par un souffle épique qui parait ce soir inépuisable. Une lecture qui séduit par sa dynamique tendue de bout en bout et par sa clarté qui nous donne constamment à entendre tous les détails d'une partition foisonnante. L'Andante initial, polychrome, se nourrit d'une exubérante instrumentation faisant intervenir tous les pupitres dans une polyphonie aux accents guerriers et solennels où dominent les cordes graves, les cuivres et la petite harmonie. Tout animé d'un faux lyrisme, Nézet-Seguin en souligne l'inquiétude sous-jacente en soutenant la tension des cordes, en renforçant les contrastes et les nuances dans un discours, quasi expressionniste. L'Allegro marcato impressionne par son allant inexorable, ses allures motoristes et par la précision de sa mise en place. L'Adagio, déchirant, fait la part belle aux cordes dans une cantilène d'un lyrisme grave et austère d'où émergent l'émouvante complainte du hautbois et les notes lugubres égrenées du piano. L'Allegro giocoso final s'ouvre sur les traits joyeux et trompeurs de la clarinette d'Andrea Ottensamer, avant de sombrer dans une allégresse très cuivrée, un peu forcée, ambiguë et chargée de menaces… Un grand moment !

Crédit photographique : Yannick Nézet-Seguin © Hans van der Woerd

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