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À Luxembourg, création lyrique du duo Alexandre Desplat-Solrey

C'est à , compositeur essentiellement connu pour ses nombreuses musiques de film, qu'échoit le privilège de concevoir En silence, partition adaptée à partir de la nouvelle éponyme de Yasunari Kawabata, premier écrivain japonais à avoir reçu le prix Nobel de littérature.

Adapté de la nouvelle de l'écrivain japonais Yasunari Kawabata, l'opéra de chambre En Silence plonge l'auditeur au cœur du processus créatif, abordant des thématiques aussi diverses que le mystère de l'inspiration et de l'écriture, l'incapacité de créer, la mort, la vie après la mort, la filiation, la mémoire, l'imaginaire. L'histoire raconte comment Mita, un jeune écrivain, rend visite à son maître aujourd'hui paralysé, Ômiya Akifusa. Victime d'un AVC, le vieil écrivain ne peut ni parler ni écrire même s'il est encore capable de mouvoir une de ses mains. Refusant la tentative qui lui est suggérée de s'exprimer, même de manière minimale, à l'aide de katakanas, il s'enferme définitivement dans le silence. La situation, qui implique également Tomiko, la fille du maître qui a sacrifié pour son père sa vie de femme, engage une série de conversations sans réponses au cours desquelles Mita et Tomiko, deux êtres qui se cherchent sans jamais se trouver, errent dans l'infini de leurs sentiments troubles, de leur douleur insondable et de leur incompréhension.

L'ouvrage, dont le livret a été coécrit par et sa compagne , n'est pas sans quelques échos autobiographiques : violoniste de formation, a dû renoncer autrefois à sa carrière musicale après un accident qui l'a privée de sa main gauche. Autour de ce superbe texte qui ouvre à l'infini les perspectives de l'imaginaire, le célèbre compositeur de musiques de film, auteur de plus d'une centaine de bandes-originales, musicien auréolé de deux Oscars et de multiples autres récompenses, a composé une partition sobre et originale, confiée à un effectif réduit : trois instruments à cordes (violon, alto, violoncelle), trois flûtes, trois clarinettes et un jeu de percussions. À mille lieues des effusions lyriques qu'on associe parfois à l'opéra, Desplat cherche au contraire la subtilité des timbres et des harmonies, la pertinence des rythmes, la transparence instrumentale à même de privilégier l'intelligibilité du texte. Dans son épure minimaliste, dans son orchestration réduite, dans son choix d'un contexte japonais et dans sa tentative de reproduire des sonorités nippones, l'ouvrage ne serait pas sans évoquer les trois Church Parables de Benjamin Britten, même si l'on entend également des échos de Ravel (les rythmes du Boléro, notamment), de Philip Glass (répétition de rythmes entêtants), de Steve Reich et de Stravinsky. L'écriture vocale n'est pas sans rappeler, dans ses choix déclamatoires, le Poulenc des Dialogues des carmélites ou le Debussy de Pelléas et Mélisande. Paradoxalement, un des moments les plus forts de l'ouvrage consiste sans doute en l'arrêt total de toute musique, au moment où l'écrivain fait le choix de s'emmurer définitivement dans son silence. Silence qui, bien évidemment, n'existe pas, vite rempli qu'il est par toutes formes de nuisances sonores qui nous rappellent que le vrai silence ne peut être qu'intérieur.

L'esthétique de la mise en scène de s'inspire très ouvertement de la tradition théâtrale japonaise, autant pour le choix des costumes que pour l'utilisation de certains accessoires ou éléments de mobilier, comme par exemple ces paravents sur lesquels sont projetées des images vidéos. L'esthétique très « Bob Wilson » qui en résulte, augmentée d'une lumière-matière qui crée un monde flottant, trouble et fantomatique, s'accommode parfaitement des couleurs de la partition. Les dix musiciens sont d'ailleurs placés en fond de scène, disposés en léger surplomb sur une seule ligne, vêtus de costumes baroques. La direction d'acteurs donne la part belle au rôle du narrateur, censé incarner également un certain nombre de personnages, dont celui de l'écrivain paralysé. Le plateau est dominé néanmoins par le jeune baryton-basse russe , dont on saluera tout d'abord l'excellente diction française. Sollicitée dans les graves les plus abyssaux comme dans les hauteurs du registre de fausset, sa voix rend pleinement justice à une écriture vocale essentiellement déclamée, mais qui se faire plus lyrique dans les moments de forte intensité dramatique. Dans le rôle plus réduit de Tomiko, fait valoir un soprano vibrant et bien placé, dont on se plaît à penser qu'il ferait merveille dans le baroque français des opéras de Lully et de Rameau. On n'aura que des compliments pour les musiciens de l'ensemble luxembourgeois , dont le jeu sobre et intense est tout à fait en phase avec l'esprit d'un ouvrage riche et puissant, auquel on souhaite une riche et fructueuse carrière.

Crédit photographique : © Théâtres de la Ville de Luxembourg/Silvia Delmedico

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