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L’orgue de Royaumont par Thomas Lacôte et Aleksi Barrière

Nouvel organiste en résidence à Royaumont sur le Cavaillé-Coll de la Fondation, , titulaire de l'orgue de la Trinité à Paris, improvisateur et compositeur, a invité , auteur et metteur en scène, pour une expérience passionnante autant qu'inédite, où des textes lus stimulent et propulsent le jeu sur l'instrument.

Ces mini concerts (quarante minutes) étaient proposés aux visiteurs de l'abbaye durant trois dimanches successifs, trois performances in situ renouvelant chaque fois la thématique littéraire : Proférations (Duras, Claudel et Luca) et Le masque de la mort rouge (Poe, Rimbaud, Bataille) pour les deux premières séances. Dans le réfectoire des moines baigné de soleil ce dernier dimanche, plusieurs ouvrages sont à même le sol, Büchner, Deleuze et Guattari, Artaud et les Lettres de Vincent Van Gogh. Sous le titre deleuzien Les machines désirantes, cette troisième séance questionne également la folie, celle de Lenz dans l'ouvrage que lui consacre Georg Büchner et celle de Van Gogh démentie par Antonin Artaud. Dans Van Gogh, le suicidé de la société, l'écrivain cite également Jacob Lenz et qualifie Van Gogh d'« organiste d'une matière tourmentée » : autant de liens tissés avec l'ensemble des textes choisis et dûment scénarisés par les deux partenaires. Le buffet de l'orgue a été partiellement démonté de manière à faire apparaître le ventre de cette « grosse machine » chauffée à blanc par .

C'est lui qui prélude, dans un registre clair mais faussement serein, traversé de lignes étrangement désarticulées, avant l'arrivée d', le Lenz de Büchner dans les mains. D'une voix neutre et bien projetée (micro-lèvre aidant), il raconte le voyage de Jacob Lenz dans les montagnes enneigées où le trouble intérieur du personnage interagit avec la description du paysage : « peu lui importait le chemin, mais il lui était désagréable parfois de ne pas pouvoir marcher sur la tête » […] L'orgue en retrait durant le récit, intervient en alternance avec la voix, s'emparant des images suggestives telle cette « chasse mystique » qui termine la première lecture, galvanisant le geste et propulsant le mouvement et les couleurs dans un espace auriculaire étonnant. , adossé cette fois à l'orgue, nous surprend à son tour, voix claire et proférante pour lire L'anti-Œdipe de Deleuze et Guattari : « machines-organe, machine à parler, machine à respirer […] On est tous des bricoleurs ! ». L'orgue-machine scintille (machines célestes) et fait tournoyer ses figures non sans évoquer l'orgue mécanique. Boucles et sons « laryngés » totalement inouïs laissent supposer des techniques de jeu « étendues » sur le Cavaillé-Coll très réactif. Les couleurs sont fondues sous les propos d'Artaud parlant des tournesols de Van Gogh et de leur « bonne santé » : « Méfiez-vous des beaux paysages de Van Gogh, tourbillonnants et pacifiques ». C'est l'orgue-forge qui se fait entendre alors, générant une matière incandescente et en mouvement qui sollicite les ressources insoupçonnées de l'instrument (des « noirs » abyssaux notamment) explorées avec une fougue sidérante par notre interprète.

Les passions s'apaisent. La Lettre de Van Gogh à son frère Théo est entendue dans le silence, d'une voix habitée et chaleureuse qui nous tient en haleine. Les textures irisées de l'orgue ne pénètrent que progressivement l'espace de la lecture, jusqu'à faire entendre le Leit-motiv du désir (clins d'œil que ne dédaigne pas l'improvisateur) lorsque Wagner est cité par Van Gogh. La dernière intervention de l'organiste, sous les propos d'Artaud (Pour en finir avec le jugement de Dieu) laisse advenir les sonorités irisées d'un spectre lumineux obtenu par l'engagement à demi des jeux de l'instrument, autre artifice à l'œuvre sous les doigts virtuoses de l'organiste.

On reste sans voix à l'issue de cet intense moment de partage entre texte et musique emmenant les auditeurs « vers l'inattendu sonore » selon les termes de  ».
Crédit photographique : © Aleksi Barrière

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