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À Wuppertal, quoi de neuf ? Pina Bausch !

Près de trois décennies plus tard, le reprend une pièce fondatrice de sa créatrice.

Il y aura dix ans le 30 juin que nous a quittés. La pièce que remonte sa compagnie n'avait pas été vue sur scène depuis 1990, et cette longue soirée (près de 3h30) permet un fascinant voyage dans le temps. Coproduite en 1978 avec le théâtre de Bochum, la pièce est munie d'un long titre, Il la prend par la main et la conduit dans le château, les autres suivent, d'après une didascalie tirée de Macbeth de Shakespeare : aux danseurs du Tanztheater, la distribution joint deux acteurs qui portent l'essentiel des textes que garde de la pièce. Il n'est pas question, naturellement, de comparer l'interprétation de 1978 avec celle actuellement présentée à Wuppertal, d'autant que la distribution actuelle est composée pour l'essentiel de jeunes danseurs qui n'ont pas travaillé directement avec . Seule , qui est dans la troupe depuis 1988, tous les autres ont rejoint la troupe entre 2015 et 2017 : il est peut-être permis de trouver qu'ils n'ont pas encore trouvé la présence scénique irradiante qu'avaient les partenaires accoutumés de Pina Bausch, qu'ils font sagement ce qu'ils sont à faire là où l'air de la scène semblait être pour leurs aînés une nécessité existentielle.


L'actrice est aujourd'hui Johanna Wokalek, très connue en Allemagne par le cinéma ; elle est chargée de raconter l'histoire de Macbeth, avec autant de précision que de distance ironique ; Maike Solbach, lui, ouvre le spectacle… avec le monologue final de la pièce et sa citation la plus célèbre (« … un spectacle de bruit et de fureur, raconté par un idiot, et qui ne signifie rien… »).

Dans l'œuvre de Pina Bausch, Il la prend par la main… vient après des pièces essentielles comme Orphée et Eurydice et Le Sacre du Printemps : contrairement à ces deux pièces très dansées, la pièce de 1978 ne garde pas grand-chose du vocabulaire traditionnel de la danse, en une rupture radicale que ne respecteront pas toujours ses œuvres ultérieures où les séquences proprement dansées auront toute leur place. Dans cette œuvre, Pina Bausch expérimente ce qui deviendra sa méthode essentielle pour les décennies à venir – et elle en livre aussitôt la parodie : dans une irrésistible séquence pince-sans-rire, demande à ses collègues de donner à voir le fait d'être offensé ou le fait d'être amoureux, de la même manière que Bausch demandait à ses danseurs d'improviser à partir de questions qu'elle leur posait, ces improvisations progressivement fixées constituant ensuite la matière même du spectacle.

Le décor est l'œuvre de : compagnon de la chorégraphe décédé prématurément en 1980, il dessine ici comme souvent un espace intérieur, qui peut faire penser à un vaste salon façon Tchekhov, encombré de lits et de sofas, avec de vastes fenêtres dont on ne sait pas trop sur quoi elles donnent : ce n'est pas l'atmosphère auxquelles les pièces plus tardives nous ont habitués, mais c'est bien l'air des années 1970 qu'on respire sur scène, l'air d'une époque où tout semblait possible et où les obstacles pouvaient venir vous heurter de tous côtés. La bande musicale, elle, même si elle porte le nom d'un unique responsable, est déjà un montage témoignant des influences les plus diverses, avec parfois cette gaîté superficielle qui, chez Bausch, n'est qu'une manière de faire bonne figure. On y entend aussi, figure obligée, le début de la scène de somnambulisme du Macbeth de Verdi.

La pièce ne manque pas d'évoquer des thématiques présentes dans les œuvres à venir : pendant toute la pièce, un cordon de mise à distance court sur le bord de la scène ; Pina Bausch ne cessera de s'interroger sur cette distance qui fait le spectacle, entre nous qui voyons et eux qui jouent, nous qui jouons et eux qui regardent. Le fossé est franchi ici par un des danseurs qui jette une rose dans le public, à la façon des tartines que distribuaient les danseuses de Viktor ; mais cette interaction est plus mécanique que vectrice d'humanité et ne fait que souligner l'atmosphère sombre de la pièce.

Il y a souvent quelque chose du plaisir enfantin du jeu chez Pina Bausch – on se souvient de Pour les enfants d'hier, d'aujourd'hui et de demain (2002), qui en faisait une activité très sérieuse ; ici, les jouets sont moins un soulagement que des objets de possession, qu'on accumule et qu'on est prêt à défendre. L'une des danseuses s'empare d'une petite poupée qu'elle lave frénétiquement, avec des gestes et des exclamations qui frisent l'hystérie : dans l'économie globale du spectacle, c'est une allusion transparente aux tourments de Lady Macbeth qui voit toujours le sang sur ses mains. Le rapport à Macbeth n'est dans le spectacle qu'un fil conducteur que peuvent manquer ceux qui n'ont pas en mémoire la pièce de Shakespeare, mais c'est un thème fort. On comprend naturellement que les spectateurs de Wuppertal dans les années 1970 aient été plus que déconcertés face à cette déconstruction radicale ; ceux d'aujourd'hui le seraient peut-être si le nom prestigieux de Pina Bausch ne venait les rassurer. Aujourd'hui, nous ne pouvons pas voir cette pièce comme si nous ne connaissions pas la suite ; ce regard rétrospectif permet d'embrasser toute l'étendue de la puissance créatrice d'une artiste unique dont cette pièce rappelle opportunément la part la plus sombre.

Crédits photographiques  : Photo 1 © Klaus Dilger ; photo 2 © Milan Nowoitnick Kampfer.

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