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Jean-Baptiste Barrière et Kaija Saariaho invitent à un concert visuel

Ce coffret contenant un CD de six œuvres et un Blu-Ray reprenant les mêmes pièces mises en images ainsi que deux entretiens, respectivement des deux musiciens, a été pensé dans son intégralité par . D'ailleurs, il reprend le titre de l'une des compositions du réalisateur et compositeur. Un objet hybride donc, mais un objet total.

Ekstasis – “transport” –, voilà qui convient bien à , musicienne de l'âme, que celle-ci soit l'âme du violon, le souffle humain dans la flûte ou encore la voix chuchotée aux accents inquiets ; musicienne aérienne qui entend sa musique avant de l'écrire et qui s'inspire de couleurs, souvent les nuances de blanc de sa Finlande natale. Pourtant, c'est à son compagnon de route artistique et de vie que l'on doit ce titre grec fleurant un passé immémorial, et que Didier Lamare définit dans son intéressant livret comme un “pas de côté hors de soi”. La question que posent ces deux artistes est justement de savoir quelle direction est désirable et souhaitable pour soi-même et pour la société. Réponses en musique et en images.

L'image d'abord, puisque la jaquette du coffret a été pensée par . La première page montre avec la tête de la chanteuse une humanité souffrante. Un fond brun enserre l'ovale d'un visage implorant dont la carnation est hachurée d'herbes et d'épis fanés. Une femme donc, figure constante chez Saariaho, qui donne le chant à ce qui personnifie la solitude et la fragilité : ici une soprano, le violon et la flûte. Barrière lui emboîte le pas en utilisant les mêmes médiums plus la voix d'un enfant à la toute fin de Violance. Dans Ekstasis, il reprend également le personnage de Simone Weil (en 2005-2006, Saariaho a signé l'oratorio La Passion de Simone), qu'il associe à celui de Louise Michel. Une voix pour deux voies : la spirituelle et la politique. Ce travail sur l'interaction entre musique et image se fait à partir de la musique, de la partition. L'image est conçue comme un développement, une prolifération qui parfois anticipe, par exemple le geste de la violoniste dans Violance. Le résultat ne convainc par forcément, et une image en plan fixe et rapproché montrant l'interprète jouant sous le filtre couleur de paysages forestiers en mouvement lasse rapidement et surtout n'apporte rien à la musique. On en arrive à se demander s'il s'agit chez Barrière d'une mise en images de sa musique (assez peu inspirée) ou de la mise en sons d'images.

La musique ensuite. Elle est dans les six morceaux d'une tension constante, tout comme le sont les situations humaines évoquées. Les deux compositeurs se sont formés à l', d'où l'importance de l'électronique, associée ici à un soliste. Ce matériau est préenregistré ou interagit avec le son produit par l'interprète. Se succèdent trois pièces relativement anciennes de la compositrice et trois autres beaucoup plus récentes de son comparse. Nocturne (1994) a été écrit en hommage à Witold Lutosławski, qui venait de mourir. Le violon, c'est la fragilité de la vie : son maigre filet peut à tout moment s'arrêter, tout comme la respiration. Aliisa Neige Barrière rend parfaitement ce climat si particulier. Lonh (1996) est une étude précédant l'opéra L'Amour de loin. Dans cette histoire d'amour contrarié, les deux pièces font entendre l'occitan du troubadour Jaufré Rudel (lonh signifie “lointain”). Ceux qui ont en mémoire la version de regretteront de ne pas trouver chez la même plasticité de la voix ni le même sens dramatique. NoaNoa (1992) se réfère, mais… de loin à l'univers pictural de Gauguin. La fidèle Camilla Hoitenga y fait toujours merveille. Tout comme dans Crossing the Blind Forest (2011), qui, avec Violance (2003), sont issus du même spectacle et reprennent deux textes de eux-mêmes inspirés de deux tableaux de Pieter Brueghel : La Parabole des aveugles et Le Massacre des innocents. La narration monocorde du texte de Violance, qui se veut lui-même neutre, objectif, est d'une terrible efficacité. Cette violence est à la limite du supportable. Et l'on peut rendre grâce ici aux images, qui ne sont pas une évocation directe, mais qui, par leur persistance évoquent le travail de la mémoire. Cette violence devient universelle. Enfin, Ekstasis (2014) met en perspective deux attitudes face à sa propre incapacité à changer le monde : la tentation mystique de Simone Weil et à l'inverse l'appel à l'insurrection armée de Louise Michel. L'intention morale est bonne, sans doute, mais l'art ici, qui prend acte de tout sans dépasser le dilemme, ne sauve rien. Une chose est certaine : , elle, est artiste jusqu'au bout des ongles.

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