- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Quand Tristan Murail rencontre Robert Schumann

A priori, rien ne laissait prévoir la « rencontre » entre , un compositeur de la mouvance spectrale s'inscrivant dans une lignée française du timbre et de l'harmonie, et , le chantre de la polyphonie allemande. C'est l'idée de la violoncelliste et le défi qu'elle relève dans ce nouvel album où elle s'entoure de la pianiste et du flûtiste .

C'est en « relisant » son Schumann d'une oreille plus attentive, écrit dans la notice du CD, qu'il en vient à reconnaître une analogie entre la musique « d'humeurs » du Romantique allemand et sa propre manière de composer : « Ce qui importe réellement, en tout discours musical, indépendamment du style ou du contexte historique, c'est le jeu entre le prévisible et l'imprévisible, entre le continu et le discontinu, entre le nouveau et le remémoré ». Et pour sceller cette rencontre un rien inattendue, l'idée lui est venue de s'approprier une des pièces pour piano de Schumann, en l'occurence les très célèbres Scènes d'enfants (Kinderszenen) et d'en proposer une « mise en couleurs » pour flûte, violoncelle et piano, réunissant ainsi, au terme de l'enregistrement, les trois partenaires instrumentistes de l'album. Si le texte est respecté à la lettre, l'espace théâtral en est amplifié, par le relais des timbres instrumentaux qui animent la polyphonie, par les techniques de jeu étendues qui en revitalisent l'écriture (glissades et sul ponticello du violoncelle, souffle, bisbigliando et flatterzunge de la flûte, piano-harpe, etc.) et le choix des registres qui en souligne les perspectives telles ces fusées d'harmoniques du violoncelle dans Am Camin (« Au coin du feu ») et ces projections énergétiques du souffle et autres modes de jeu percussifs dans Ritter vom Steckenpferd (« Cavalier sur le cheval de bois »). La flûte alto est convoquée dans Kind im Einschlummern (« l'enfant s'endort »), une des plus belles pages schumanniennes à laquelle Murail apporte sa touche singulière, aussi sensible qu'émotionnelle.

Une même énergie sous-tend le geste de et dans Fünf Stücke im Volkston (Cinq pièces sur le ton populaire) de , qui débutent cet album sous les meilleurs auspices. Entre élan fougueux et épanchements expressifs, la « voix » longue et le grain chaleureux du violoncelle de nous enchantent. Il est épaulé par le piano, tout proche dans l'enregistrement, de , qui sert admirablement la polyphonie toujours ciselée du compositeur, telle qu'elle s'exprime dans le troisième mouvement, Nicht schnell, mit viel Ton zu spielen (retenu et intense), l'un des sommets du cycle magnifié par nos deux interprètes. Plus célèbres encore et non moins attachants, les Fantasiestücke, op.73, composés la même année, rejoignent l'atmosphère du Lied dans Zart und mit Ausdruck du 1, joué « d'une seule voix » par les deux musiciennes. C'est le piano tout en couleurs de Marie Vermeulin qui conduit le deuxième mouvement, abordé dans un sentiment d'urgence et une sensibilité à fleur d'émotion. L'enthousiasme et un brin de folie bien schumannienne traversent le dernier mouvement sous l'archet rageur de Marie Ythier, sans déstabiliser toutefois la belle assise rythmique du piano, au sein d'un discours musical très enlevé.

La surprise opère avec la figure inaugurale, proche du son électronique, d'Attracteurs étranges (1992), une pièce spectrale d'envergure écrite pour violoncelle seul de , qui trouve sa place entre les deux duos de Schumann. Marie Ythier y déploie un geste puissant et une palette de couleurs impressionnantes dans un espace mouvant où la matière est en perpétuelle transformation. Plus courte mais tout aussi aventureuse, la deuxième œuvre pour violoncelle seul de l'album emprunte son long titre au Cantique des cantiques : C'est un jardin secret, ma fiancée, une fontaine close, une source scellée… (1976). Pièce de circonstance, elle est écrite originellement pour l'alto, à l'occasion du mariage de deux amis. Tristan Murail explore, par le biais de techniques de jeu étendues, l'univers aussi fragile que lumineux des harmoniques de l'instrument. Marie Ythier en détaille très finement toutes les composantes, dans un registre intimiste et une sensualité qui affleure. Plus de quarante ans de création séparent cette partition de jeunesse de Une lettre de Vincent écrite en 2018 pour violoncelle et flûte. Un rien de nostalgie infiltre l'écriture de ce duo, où le compositeur réinstaure une dimension mélodique. Murail se remémore un souvenir d'enfance, un livre sur Van Gogh qu'on lui avait offert, avec les toiles du peintre et les lettres écrites à son frère, qui commençaient toutes par « Mon cher Théo ». La formule devient musicale, en quatre notes et deux intervalles évoquant le maître Messiaen, quand la flûte solo et son flatterzunge, sur les pizzicati du violoncelle, rappelle le début de Mémoriale de Boulez. Mais tout se combine, se transforme et fusionne, au fil d'une trajectoire labyrinthique où les quatre notes servent de fil d'Ariane. Marie Ythier et en cernent l'univers acoustique avec beaucoup de fluidité et une sonorité racée.

(Visited 1 114 times, 1 visits today)