- ResMusica - https://www.resmusica.com -

4.48 Psychosis de Philip Venables, entre révolte et désespoir

Pour son ouverture de saison, l'Opéra national du Rhin affiche la création française de 4.48 Psychosis du compositeur britannique qui s'empare du texte de Sarah Kane pour en traduire la violence désespérée au-delà des mots.

4.48 Psychosis (2016) est le premier ouvrage lyrique du compositeur, qui adapte la pièce éponyme de Sarah Kane (1971-1999). C'est la cinquième et dernière œuvre théâtrale de l'auteure qui se suicide quelques mois après. Selon ses dernières volontés, elle ne souhaitait pas qu'on adapte sa pièce pour un autre support que le théâtre. Séduit par l'ouvrage dont la forme, plus encore que le contenu psychologique, retient toute son attention, Venables obtient pour la première fois le droit de le faire chanter. Passionné de théâtre, le compositeur a déjà beaucoup travaillé avec les textes. Pour ce premier opéra, il entend traiter la voix chantée autant que le texte parlé.

Liée, comme chacune des pièces de l'écrivaine, à un contexte autobiographique, 4.48 Psychosis tente de traduire avec des mots les dérèglements intérieurs du psychisme d'une femme dont Kane évite toute description ; avec cette part d'irrationnel, de discontinu et d'onirique dans le propos (on pense au Jacob Lenz de Wolfgang Rihm) qui mêle les temporalités (présent et passé), la teneur des pensées (réelles et imaginaires) et la pluralité des affects (souffrance, révolte, désespoir…). « 4.48 », explique l'auteure, est cet instant de l'aube où l'effet du médicament de la veille est passé tandis que celui du matin n'est pas encore actif : « un moment de lucidité au plus profond du désespoir ».


C'est cet aspect non linéaire du discours et cette pluralité des voix intérieures qui intéressent le compositeur. La voix multiple lui suggère l'idée du collectif de six chanteuses, avec Gwen, l'anti-héroïne, placée au centre du groupe. Dans la mise en scène implacable de l'Américain , une proximité s'instaure entre l'ensemble instrumental (douze musiciens placés au-dessus de la scène) et le plateau. Répartis en trois zones autour du chef, les instrumentistes doivent en effet être vus, prenant part, pour certains d'entre eux, à la dramaturgie. La scène, quant à elle, est nue et blanche, comme une salle d'hôpital, avec une table et quelques chaises dont on connait, depuis Pina Bausch, les vertus scénographiques. Seule la vidéo, celle de Pierre Martin, viendra animer les murs de cet espace confiné.

L'opéra débute par les halètements de Gwen, l'instant paroxystique de l'angoisse qui va rythmer les étapes de cette trajectoire en un acte. Pour autant, Venables évite le plus souvent le pathos au sein de situations dont il fait davantage ressortir la violence. La « musique d'ascenseur » qui flotte toujours en arrière-fond est un exemple de ce va-et-vient entre le dedans et le dehors qui entretient la distance. On est d'emblée happé par l'intensité du drame qui se joue, les voix parlées, enregistrées, chantées formant autant de strates temporelles et expressives dans un espace toujours foisonnant. Le compositeur procède par courtes scènes qu'il juxtapose de manière très abrupte, à l'instar d'une pensée qui vacille. C'est parfois l'orchestre seul, au bord de la saturation, qui exprime cette violence, avec ces salves d'orgue puissantes ou encore ces fouets qui claquent au sein d'un espace sonore modelé par l'électronique. Autres instants récurrents, les « dialogues » qui s'instaurent entre le psychiatre et la patiente, que Venables confie aux percussions dans un hors-temps très saisissant. Ce sont deux interprètes féminines, placées de part et d'autre du chef, qui scandent sur les peaux ou les bois frottés (les allers-retours de la scie sur un panneau de bois) les mots des protagonistes que l'on voit s'afficher sur le plateau. La trouvaille est ingénieuse, générant tout autant la surprise que l'humour distancié.

La voix invoquante de Gwen est le plus souvent au centre de l'écoute, une voix très incarnée (celle de la mezzo Londonnienne ), ample et chaleureuse, pleine d'humanité. La scène où le compositeur lui confie ce chant éperdu et fragile qui plane au-dessus des cinq voix soudées, est un des plus beaux moments de l'opéra. Les pages vocales polyphoniques laissent apprécier la flexibilité et l'homogénéité des timbres des cinq autres chanteuses qui ont chacune un prénom : Jen, Suzy, Clare, Emily et Lucy. Elles évoluent autour d'un personnage qui reste campé dans sa solitude. Sauf peut-être dans le lamento final où les six voix chutent dans le grave, entraînées par la basse chromatique descendante des cordes, Venables renouant à plusieurs reprises avec la tradition anglaise du « ground » de l'opéra baroque.

Solitude, dépression, révolte, désespoir, c'est une lutte qu'engage le texte, les voix et la musique, un espace de tension tout à la fois poignant et poétique, violent et politique, qui remue les consciences et bouleverse toute à la fois. Saluons l'engagement des six chanteuses sur le plateau et le travail du chef britannique à la tête des musiciens de l'Orchestre de Strasbourg ; ainsi que celui des équipes techniques (son et vidéo) dans un spectacle où la configuration spatiale et la dimension multimédia participent de sa réussite.

Crédit photographique : © Opéra national du Rhin

(Visited 616 times, 1 visits today)