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Les plaisanteries musicales de Mozart

A Vienne, dès 1782, l’invention mozartienne va connaître un essor peu commun, tant par la rapidité de rédaction que par la qualité d’inspiration constante des œuvres destinées aux effectifs les plus divers, et parfois de caractère antinomique à quelques jours de distance.

Wolfgang, parallèlement aux très sérieux quatuors dédiés à Haydn où pointent çà et là quelques sourires, comme dans le trio du menuet du sévère mineur K 421, ou au fil du menuet endiablé du quatuor « des dissonances » K. 465, mène le projet d’une incroyable floraison de concerti pour piano à l’architecture de plus en plus élargie et au discours de plus en plus affranchi. Le quintette pour piano et vents (K.452) agit en véritable détonateur esthétique. Dès lors, par l’innovation dès cette œuvre-phare du dialogue entre un soliste musagète et la petite harmonie libérée, l’expression mozartienne atteint des contrées jusqu’alors peu explorées, du drame théâtral (K.466) ou intime (K.488. K.491) jusqu’aux accents plus héroïques (K.482, 503). L’humour n’est pas en reste et au moins par trois fois, celui-ci est bel et bien le sujet du final !

Alors que Wolfgang n’a même pas encore envisagé d’écrire les Nozze di Figaro, le virevoltant final du dix-neuvième concerto K.459 lorgne par sa légèreté frivole, ses répétitions obstinées de la cellule rythmique initiale et la vivacité des échanges vers un imaginaire opera buffa. Le final déboutonné du vingt et unième, certes plus poétique, mais tout aussi vif, va dans la même direction, en total contraste avec un Allegro initial assez martial et un célébrissime Andante plus douloureux. Mais la palme revient sans doute au final à variations du dix-septième K.453 au profil thématique « papagénien » avant la lettre (il aurait été inspiré à Wolfgang par le chant de son oiseau en cage) prodigieusement malléable et versatile sous une panoplie de déguisements, jusqu’à la scène de chasse finale ponctuée par les cors où l’humour mozartien dans ses aspects les plus distingués règne en maître.

Si Mozart veille là surtout à lui-même comme instrumentiste soliste et chef d’orchestre, il n’est pas en reste quand il s’agit de mettre en valeur le talent d’amis musiciens, quitte à gentiment se moquer des destinataires, souvent proches sur le plan privé.

Le dernier des quatuors avec flûte semble aujourd’hui bien postérieur aux trois premiers destinés au flutiste de Jean composés sur la route de Paris en 1778 contre monnaie sonnante et trébuchante. Ici, il s’agit d’une œuvre « d’airs variés » de divertissement purement privé destiné à quelques amis viennois, peut-être dans l’entourage de Jacquin ou de Hoffmeister dont l’air « An die natur » sert de prétexte thématique à l’Andante initial. Il est peu probable que Mozart se soit laissé aller, dans le cadre d’une commande privée, à des débordements d’indications délirants comme il se le permet en exergue du final : un vrai titre alla Satie « Rondieaoux (sic)-allegretto grazioso ma non troppo presto per non troppo adagio, Cosi-cosi, con molto garbo e espressione », soit « allègrement gracieux, mais pas trop vite, ni trop lent, comme ci comme ça, avec beaucoup d’élégance et d’expression ! » – avec comme sujet musical une parodie à peine voilée d’un air de Paisiello, grand succès de Nancy Storace, la créatrice du rôle de la Comtesse des Noces.

Le corniste Joseph Ignaz Leitgeb (parfois écrit Leutgeb), salzbourgeois d’origine mais installé dans les faubourgs de Vienne aussi comme fromager, grâce à un prêt personnel contracté auprès du père Mozart, commandera plusieurs œuvres à Wolfgang, lequel s’exécutera moyennant quelques frasques. Certains manuscrits des concerti sont ainsi en plusieurs couleurs, semant la panique par leur mélange de tons dans les esprits les plus rationnels. Wolfgang soumet dans la vie comme dans la partition son interprète à toutes sortes de farces. Leitgeb doit par exemple rester dans le poêle glacial jouxtant la chambre pendant que Mozart y compose pour lui, ou, quand ce dernier tolère sa présence, doit se mettre à genoux et ramasser les feuilles de partitions bigarrées envoyées à la tête. Le corniste semble avoir eu de plus en plus de peine à exécuter les œuvres – une dédicace est sans équivoque, « Wolfgang Amadé Mozart a eu pitié de Leitgeb, âne bœuf et sot le 27 mai 1783 » -, et certains encouragements en italien écrits en marge des partitions laissent imaginer la perplexité moqueuse du compositeur face à son dédicataire : « adagio a lei, Signor Asino, Animo- presto, coraggio, ah ! che stinatura, ! ah seccatura di coglioni da bravo respira un poco ! avanti avanti ! oh porco infame , etc etc ».

C’est peut-être dans le spirituel quintette pour cor et cordes K 407 que l’on trouve le sommet de l’ironie : le second violon du quatuor est ici remplacé par un second alto, de sorte que le dialogue à la fois amoureux, poétique, mais aussi parfois plus prosaïque voire un peu grotesque par sa bonhomie entre premier violon et cor soliste ne peut que faire sourire.

Une « œuvre-limite » : la plaisanterie musicale K. 522

Mais dans une distribution instrumentale assez similaire (s’y ajoute un second cor et une contrebasse ad libitum) rappelant celles de certains divertimenti salzbourgeois, la « plaisanterie musicale » viennoise datée du 14 juin 1787 va bien plus loin encore. Il s’agit d’une réelle bouffonnerie, un des rares exemples artistiques au fil de toute l’Histoire de la Musique d’œuvre délibérément « ratée ». Paradoxe : le talent même d’un immense maître rend à la « perfection » le manque de métier de petits musiciens provinciaux – le titre donné en terres germaniques en est d’ailleurs Dorfmusikanten, « les musiciens de village ». Tout trahirait de cruelles lacunes sous tout autre plume : ignorance des règles les plus élémentaires (le mouvement lent commence à la dominante et non à la tonique), pauvreté des idées thématiques (au fil des mouvements extrêmes, insignes), la maladresse stupide des modulations et des formes avec ce fugato minable dans le finale, sans oublier les errances de chaque instrumentiste, dont les « vraies » fausses notes (cors dans le menuet, solo de violon oubliant les altérations dans l’Adagio cantabile) sont notées telles quelles dans la partition. Tout cela se termine dans le joyeux capharnaüm polytonal des derniers accords, évoquant tant les bizarreries tout aussi débridées d’une Battaglia d’Heinrich Ignaz Franz von Biber – autre salzbourgeois célèbre – composée un bon siècle avant tout comme les ultimes mesures de la deuxième symphonie de Charles Ives cent vingt ans plus tard.

Mais au-delà d’une épouvantable raillerie, d’une charge presque balourde par son insistance, l’on peut se demander quelles étaient les intentions exactes de Wolfgang. La plaisanterie (ne dit-on pas que les plus courtes sont les meilleures ?) semble en effet avoir été exécutée dans la foulée de sa « non-composition ». Si l’on observe la chronologie biographique, l’œuvre est la première achevée après la mort de Léopold Mozart. Faut-il y voir un défoulement quasi œdipien, en guise d’« hommage » funèbre à la figure d’un père fin conseiller musical et paternel mais aussi potentiel castrateur de l’invention et de l’énergie vitale, génial pédagogue mais simple et « honnête » compositeur aussi provincial que borné, ou plus généralement, Wolfgang se souvient-il d’une famille pataude originaire d’Augsbourg avec le souvenir d’un de ses plus épouvantables concerts quant aux conditions d’exécution dont il aimait tant rire avec « die Bäsle » rituel para-musical auquel il échappe à Vienne ? Faut-il même y entendre une caricature grand format, à dix ans de distance, des partitions sacrifiées (avec le temps consacré à leur conception) sur l’autel des pratiques galantes salzbourgeoises? Mozart est demeuré muet quant à la destination de l’œuvre, laquelle n’est pas sans susciter, au-delà du rire un peu gras, un réel malaise… pour qui veut « vraiment écouter » et « entendre » au-delà des notes (justes ou fausses) l’« hénaurme » pochade.

Crédits photographiques : Portrait digital de Mozart par Julien Dugué © Julien Dugué ; Mozart et son père © Image libre de droit

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