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Les traits humoristiques de la trilogie Da Ponte et de la Flûte enchantée

Il ne s’agit pas ici de se lancer dans une analyse approfondie de ces géniales partitions et des liens étroits entre partitions et livrets, fruits d’une évidente connivence d’esprit entre les deux créateurs, mais d’en relever quelques traits humoristiques tant dans le texte que dans la musique.

On a beaucoup vanté, et à juste titre, la vivacité et la parfaite coupe des récitatifs des Nozze di Figaro (1786), lesquels participe de l’action pétillante, de la vivacité spirituelle tant de la pièce de Beaumarchais dont est gommé une bonne part de la satire sociale et politique. Au fil de cette géniale adaptation, domine d’avantage le croisement des intrigues amoureuses à de multiples niveaux. C’est souvent dans ce cadre que la spiritualité mozartienne va s’exercer avec malice. Le « Non piu andrai », air de bravoure d’un Figaro agacé au terme du premier acte, chante moqueusement les transformations d’un Chérubin soudainement tout acquis à la gloire militaire plus qu’aux piètres prouesses sentimentales… Il faut aussi citer l’imbroglio du final du second acte au cours duquel tous les protagonistes finissent victimes malgré elles d’un irrésistible jeu de dupes, y compris ce pauvre jardinier Antonio dont l’irruption au sein du débat est d’un total décalage cocasse tant musical que théâtral. Il ne faut bien entendu pas oublier tout le quatrième acte de l’opéra, où sous des déguisements fantasques, règne la plus grande confusion entre tous les protagonistes, avec les prémices d’une géniale mise en abyme du livret, sorte de théâtre dans le théâtre, doublées d’une mise en musique d’une sémillante efficacité dramatique avant tout humoristique, clôturant avec brio cette « Folle journée ».

Don Giovanni (1787) se veut plus ambigu, sous sa désignation de « drama giocoso ». S’il s’agit de narrer le châtiment d’un libertin, il y va aussi de l’évocation d’un séducteur épris de liberté à l’époque de l’aufklärung, plutôt en fin de carrière… Mais à y réfléchir, le héros est bien fatigué ! Donna Anna et Zerlina semblent in fine plus victimes de violences physiques diverses que d’une quelconque tentative de séduction. Si don Giovanni donne (enfin ?) dans la grandeur voire l’héroïsme lors de la scène d’affrontement avec la Statue du Commandeur, ailleurs, dans le contexte général de l’opéra, aussi virtuoses ou séduisantes soient-elles, ses principales interventions resteront musicalement plus « basiques », plus harmoniquement prévisibles ( « fin ch’ han dal vino » duo avec Zerlina « la ci-darem la mano », à l’acte I, sérénade à l’acte II) que par exemple l’air du catalogue chanté par Leporello, autrement plus développé, où le valet énumère, de manière décalée et comique, avec un second degré certain les (soi-disant ?) conquêtes et les (prétendues ?) préférences physiques de son maître devant une Donna Elvira éplorée et découragée. Lors de la scène du banquet, Mozart et da Ponte y vont d’une humoristique mise en perspective musicale de l’action. Une harmonie joue en guise de musique de scène divers extraits d’opéras à succès, tirés de Cosa rara de Martin y Soler – sur un livret de da Ponte – puis un extrait de Fra i due Liliganti de Sarti, puis le « Non piu ‘andrai » des Nozze di Figaro : la trame musicale d’airs à la mode dont les paroles étaient connues du public (pragois à la création) semble ainsi annoncer ironiquement et non sans un certain humour décalé, le sort qui attend Don Giovanni !

Troisième fruit de la conjonction Mozart-Da Ponte, et sous la pétulance de son chassé-croisé amoureux, Così fan tutte (1788) peut surtout apparaître comme une comédie douce-amère autour de la vanité et inconstance des sentiments. Ce jeu de masques devient tantôt bien cruel, sous l’œil désabusé et ironique de philosophe Don Alfonso dont le cynisme éclatera dans l’ultime cavatine « Tutti accusan le donne… », tantôt franchement comique selon le point de vue de la soubrette Despina, « serpent tentateur » pour Fioridigi et Dorabella, et véritable moteur de l’action théâtrale. Mozart ne s’y trompe pas, lorsqu’elle survient déguisée en médecin quémandé aux chevets des deux amants méconnaissables sous leurs uniformes albanais, et faussement empoisonnés, son intervention, par son débit vocalement hors registre de charlataneries grotesques, est ponctuée d’une musique piquante et parodique, irrésistible de drôlerie.

Plongeons-nous dans la Flûte enchantée (1791). Au cœur du livret de Schikaneder à la fois sérieux et burlesque, savant et populaire, féérique et initiatique, deux personnages « comiques » retiennent l’attention. Le sbire Monostatos rejoint par d’autres voies, le rôle de gardien de la cour qui échoit à Osmin dans l’Enlèvement au sérail, mais Mozart ajoute ici une touche presque burlesque et félonne par le registre décalé de ténor aigu confié au personnage.

Papageno constitue sans doute un des plus truculents et sympathiques personnages mozartiens. Sorte d’anti-héros malgré lui, exacte contre-mesure de Tamino, il trouvera son accomplissement dans les menus plaisirs de la vie, sa rencontre avec sa moitié, tant espérée, et promise au bonheur familial sans nuage. Au début de l’acte I se raconte, par un mensonge pieux et risible, comment il aurait vaincu et tué le monstre, qui s’apprêtait à dévorer Tamino. La bouche lui est bouclée par le cadenas des trois Dames, les authentiques salvatrices. L’oiseleur suscite dès lors le rire tant par ses dires falsificateurs que par son soudain mutisme, un peu comme si l’humour était aussi proscrit, et suscitait d’autant plus le (sou)rire une fois ainsi censuré. Le quintette qui s’en suit, ponctué des seuls « hm! hm ! hm ! » prosaïque de l’oiseleur est d’une drôlerie tonique. Faut-il voir dans ce tableau toute l’ambiguïté malicieuse, mozartienne face ce registre d’expression en creux ? Car le personnage peut aussi se montrer émouvant, (faussement ?) tragique, quand il est presque par chantage au deuxième acte, à deux doigts du suicide lors de l’éphémère disparition de sa promise. Le duo Papageno-Papagena qui suit constituera, en total contraste, un sommet de l’efficacité comique chez Mozart, la phrase musicale semblant, à l’instar du livret, progresser par hésitations et onomatopées face à ce bonheur si inopinément acquis.

Mozart personnalité bipolaire ?

Au cours de cette fructueuse et ultime année 1791, Mozart a pu vaincre en quelques mois une des crises existentielles et artistiques les plus graves de sa vie. On peut vraiment parler d’une phase dépressive profonde menant le compositeur aux frontières du silence créateur. Celle-ci survient durant l’été de l’année précédente, et peut être expliquée par une certaine gêne financière, un certain désintérêt du public viennois pour sa musique, l’absence de commandes essentielles, si l’on excepte le cycle des trois quatuors prussiens. Avec le troisième en particulier, on tient là une des œuvres les plus noires de Wolfgang, notamment en son final doux-amer, passant sans cesse d’un sourire de façade à un désespoir pudique mais sincère. Il est surprenant que, sans doute dans un contexte matériellement un peu plus amène, l’hiver 1790 et le printemps 1791 voient la conception, toujours dans le domaine de la musique de chambre, des deux ultimes quintettes à cordes (en majeur K. 593, et en mi bémol majeur K. 614) où le ton poétique se veut plus détendu surtout au sein de finals assez théâtraux et exubérants, conçus dans l’esprit de l’opera buffa. En particulier, celui du K. 593 avec ses glissades chromatiques d’abord exposée au premier violon puis par l’ensemble des protagonistes, semble évoquer un rire délicat mais plaisant sur un ton badin incoercible ; il a été à ce point incompris à l’époque que les premières éditeurs posthumes ont trouvé bon d’en « corriger » la descente initiale si rieuse et narquoise, (assez proche dans son effet de celle du treizième caprice de Paganini, bien postérieur) ce qui en gommait complètement l’aspect bouffe et moqueur.

Faut-il voir en ce grand écart expressif entre les quatuors prussiens et les ultimes quintettes (LIEN ARTICLE 2), la projection d’une personnalité à la double polarité, entre d’une part les affres du désespoir le plus stérile et les ailes d’une inspiration aussi souriante que féconde?

Sans doute est-ce là un des traits aussi du génie mozartien. La même ultime année, il est presque incroyable qu’à quelques jours de distance, Wolfgang ait pu mener à bien le 3 mars 1791 l’austère et grandiose Fantaisie en fa mineur K. 608 tant redevable aux maîtres anciens, (J.S. Bach en particulier), puis le 8 du même mois, l’air de concert élargi en véritable scène burlesque pour basse, contrebasse obligée, et orchestre Per questa bella mano, dédié à Gerl, futur créateur du rôle de Sarastro, et au contrebassiste Pichlberger au style presque parodique. Mozart semble, avec un sourire de sphinx, se moquer de lui-même comme de ses dédicataires. Les deux partitions se répondent à quelques dizaines d’heures de distance… entre gravité sévère et fantaisie presque bouffonne. Tout le Mozart de la maturité semble habiter dans ces méandres et ces replis de l’âme, là où l’humour apporte une réponse goguenarde et définitive à toute conception trop sérieuse de la Vie et de l’Art. C’est sans doute ce qu’il fait bien appeler du génie !

Crédits photographiques : Portrait de Lorenzo Da Ponte ; Portrait de la première édition du livret de La Flûte enchantée : Emanuel Schikaneder représente le personnage de Papageno, 1791 © Images libre de droit

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