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Guillaume Lekeu, des maîtres mais pas d’école

Que retenir de , né il y a 150 ans, le 20 janvier 1870, et qui allait disparaître emporté par la fièvre typhoïde le lendemain de l'anniversaire de ses 24 ans ? Beaucoup de belles musiques qui le plaçaient parmi les plus brillants talents de sa génération, et une leçon de vie : pour le créateur, les meilleurs guides sont les chefs-d'œuvres et l'appui de quelques maîtres, et cela en se passant d'école. 

Si vous ne connaissez pas la musique de , ce compositeur wallon de naissance et de cœur, qui grandit en France à la lumière de Beethoven, Wagner et Franck, et qui reçut les bons conseils de ce dernier puis de Vincent d'Indy, alors commencez par l'Adagio pour quatuor d'orchestre, composé en 1891 en hommage et dans la douleur de la disparition stupide (un accident de circulation) et brutale de son cher César Franck, le bon maître qui lui donna le courage de l'indépendance et de poursuivre sa voie loin des écoles. Et si l'émotion vous étreint et que vous décelez l'influence du Schoenberg de la Nuit transfigurée, détrompez-vous, cette pièce magique ne fut composée qu'en 1899, huit ans après celle du tout jeune Lekeu ! Pour entrer dans la musique de chambre, qui occupe la plus grande partie du corpus du compositeur (plus de neuf heures de musique tout de même), le Molto adagio sempre cantante e doloroso pour quatuor à cordes de 1889 finira de vous conquérir. Vous serez alors prêts pour les pièces de « maturité », de 1893,  le Quatuor à clavier en si mineur (inachevé) et son superbe premier mouvement noté « Dans un emportement douloureux » et la Sonate pour piano et violon.

La musique de est nostalgique et sombre. Pourtant, sa correspondance révèle un jeune homme gai, affectueux et amical, qui se passionne pour la musique de Beethoven (les partitions des quatuors sont comme un livre de chevet, qu'il lit et relit sans cesse) et les opéras de Wagner bien sûr, mais aussi la peinture ancienne. Ce qui frappe dans le développement artistique du jeune compositeur, c'est sa manière de se nourrir de partitions et d'un maître.

 « Je n'ai passé par aucune école, mais j'ai lu Beethoven. »

Ainsi, quand en septembre 1889 il a l'opportunité de rencontrer César Franck, qu'il vénère, pour lui demander de le prendre comme élève, l'échange est révélateur. Franck n'est pas intéressé, déjà surchargé d'élèves. Il lui lance : « – D'où venez-vous ? Où avez-vous étudié ? ». Lekeu : « – Maître, j'ai surtout travaillé seul, je n'ai passé par aucune école, mais j'ai lu Beethoven ». Et la réponse :  « – Ah, c'est différent ; cela m'irait peut-être ». Le maître accepta l'élève, et ils nouèrent des relations amicales qui ne furent pas exemptes d'un intense travail. En décembre 1889, il décrit ainsi son travail à Louis Kefer, directeur de l'école de musique de Verviers (dont il n'était pas l'élève) : « C'est à chaque leçon le même conseil : « Cela marche sur des roulettes ; apportez-moi beaucoup de travail, de façon à abattre une espèce ou un mélange d'espèces à chaque fois. » Et trois jours après, j'entre chez lui avec dix, douze pages de musique ! ». A la mort de Franck à l'âge de 67 ans, Lekeu, en novembre 1890, se retrouva seul. Heureusement, Vincent d'Indy s'occupait de la continuité des affaires musicales de Franck, et dûment informé par une relation commune, il accepta de devenir le nouveau maître de Lekeu. Déjà, le jeune musicien était précédé d'une réputation flatteuse.

 « Je n'ai pas voulu entrer dans la salle pour m'entendre décerner cette distinction. »

Sur les conseils et encouragements de d'Indy, Lekeu tente le Prix de Rome belge, qui existait depuis 1832. Il écrit le 23 juillet 1891 : « Chère petite maman, en voilà une surprise ! J'en suis encore tout ahuri ! Et pourtant c'est bien vrai : il y a vingt minutes, M. Gevaert m'a déclaré premier admissible à subir l'épreuve définitive du Concours de Rome. Comment cela s'est-il fait ? Je n'en sais absolument rien. » Sous le choc de la merveilleuse nouvelle, il est conscient des règles habituelles qui prévalent à Bruxelles comme à Paris : « Je pourrait peut-être, en bûchant comme un sourd, décrocher une deuxième mention honorable, car j'espère bien que mes deux vieux amis ne vont pas se figurer que le premier à l'admission devient le premier au vrai concours. »  Hélas, il arrive troisième, derrière le 1er second prix. Amer, il écrira « Il n'a jamais été question de me considérer comme un concurrent pouvant un jour gagner le prix de Rome. La lutte a été entre le Conservatoire de Gand et celui de Liège. (…) Il est même absolument miraculeux (et c'est un succès splendide) que l'on m'ait accordé la première place après les deux conservatoires rivaux. Mais tout de même on nous a élégamment mis à la porte. (…) Il n'y a rien à faire pour moi dans le monde musical et administratif en Belgique ; j'ai été considéré comme un Français et je ne dois vivre qu'à Paris. » Il annonce la nouvelle à son maître par une lettre du 15 septembre : « Cher Monsieur et Ami, Le résultat du concours de Rome est connu depuis samedi soir. Le jury m'a donné un second prix que j'ai refusé, c'est-à-dire que je n'ai pas voulu entrer dans la salle pour m'entendre donner cette distinction. » Il se confiera d'avantage à Louis Kefer : « (…) j'ai entendu crier le nom de S… avant le mien. Une rage folle m'a pris subitement, mes dents claquaient et (on me l'a dit depuis) j'avais une expression d'aliéné. Sans me rendre compte bien exactement de ce que je faisais, je me suis refusé à entrer dans la salle du jury ». Voilà le vrai Lekeu ! S'il affirmera regretter son impulsivité, celle-ci se nourrit de l'évidence qu'il avait acquise en comparant son travail avec celui de ses concurrents : que son talent leur était bien supérieur.

La réponse de Vincent d'Indy, ferme mais affectueuse, mérite d'être citée tant elle n'a pas perdu de son actualité en cent-trente ans. Il a alors 40 ans, et Lekeu en a 21 :

« Mon cher Ami,

Ne croyez pas du tout que j'ai été choqué de votre première lettre après le résultat du concours ; j'ai passé ma vie à me révolter contre les injustices en Art et je comprends parfaitement votre sentiment. 

Cependant, je ne puis m'empêcher de vous donner franchement mon avis, puisque vous le demandez.

Vous avez eu tort, je vous le dis crument, de refuser la mince récompense à vous offerte par le Jury : c'est un acte qui peut paraître provenir soit de pose, soit d'outrecuidance ; or, tout en ayant conscience de sa valeur, il ne faut jamais être outrecuidant, car on a toujours et toute la vie quelque chose à apprendre ; d'un autre côté, la pose en matière d'art est ce que je connais de plus antipathique, car pour créer il faut être naturel, je dirai même naïf. 

Or, notez bien que je ne dis pas que votre refus ait été motivé par un de ces deux mobiles, mais seulement que ça pouvait en avoir l'air, ce qui est regrettable.

Du reste, mon opinion est qu'avec votre façon de sentir l'art, le prix de Rome est un accident qui ne peut pas vous arriver ; au moins en France vous seriez certain de ne pas l'obtenir…

(…) Qu'on de commun un ruban rouge, un prix décerné, un titre honorifique de membre de quelque Académie avec l'Œuvre d'Art ?….. Pour qui travaillons-nous ? Est-ce pour faire plaisir à quelques bonshommes très décorés ? Est-ce pour amasser une grosse fortune (en ce cas, il vaut mieux faire de la banque) ou bien est-ce pour apporter notre pierre, si petite qu'elle puisse être, à l'édifice de l'humanité ?

Ne vous laissez donc jamais emporter, croyez-moi, ni décourager par un froissement d'amour propre ; vous n'en aurez que trop à subir dans la vie. Débarrassez-vous donc de ces préjugés qui consistent à coter les œuvres d'art selon les primes à elles attribuées, ni plus ni moins que des animaux gras dans un concours agricole, et travaillez pour vous et pour ceux qui viendront après vous, voilà le vrai but de l'Art. 

Pardonnez-moi de vous dire tout cela aussi franchement, mais je ne sais pas dissimuler, surtout quand je me trouve en présence d'un caractère qui m'intéresse ; ne m'en veuillez pas et continuons à travailler ensemble, heureux que je serai si je puis à contribuer à développer les idées d'art élevé qui existent déjà en vous. Croyez-moi donc mon cher ami votre sincèrement affectionné, 

Vincent d'INDY. »

Mais l'aventure du prix de Rome ne s'est pas si mal terminée : le ministère de l'Intérieur fit mine de ne pas avoir remarqué le refus du jeune impertinent et lui attribua une médaille d'or de 300 francs ou la valeur en espèces. Le jeune homme accepta la médaille et ira la chercher, mettant un terme à l'incident.

 « Guillaume Lekeu à l'âge de 22 ans et demi. »

Sa cantate Andromède fut créée à Verviers (Heusy, son village de naissance, jouxtait la ville) le 27 mars 1892. Dans le chœur d'enfant, une petite fille attendait avec angoisse les premières notes de l'ouverture jouées pianissimo. Elles lui donnaient un frisson étrange qui suspendait sa respiration. Le récitatif où elle voit le monstre odieux qu'est la baleine Céto qui détruit hommes et bêtes ; et à qui Andromède doit être sacrifiée pour calmer la colère de Poséidon, lui fait dresser les cheveux sur la tête. Elle se souviendra encore nettement de ces impressions quand plus tard elle réunira la correspondance de Guillaume Lekeu dans une première et précieuse monographie qu'elle signera sous le nom de M. Lorrain, Professeur d'Histoire de la Musique au lycée Warocqué, ancien Directeur musical de l'Œuvre des Artistes de Verviers. Nulle indication dans ce livre que le « M. » dissimule une femme, prénommée Marthe. Peut-être un jeune homme fauché trop tôt ne pouvait-il pas être bien défendu par une femme, en 1923 ? Peut-être un seul indice trahit son auteure, sous l'illustration en pied du musicien en novembre 1892, élégant et qui a conscience de ce qu'il est ? La légende indique qu'il a vingt-deux ans et demi (en réalité 22 ans et 10 mois). Quel homme, même un admirateur, porterait l'attention et l'affection jusqu'à donner l'âge d'un autre homme comme on le fait d'un petit enfant ?

Photographie : Reproduction issue de Marthe Lorrain : Guillaume Lekeu, sa correspondance, sa vie et son œuvre, Printing co., Liège 1923

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