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L’espace illimité des cordes à la Biennale de quatuors 2020

A la Philharmonie de Paris, des créations mondiales (et autant de créations françaises) sont à l'affiche de la 9ᵉ , défendues par les Arditti et le Quatuor de Shanghai.


Fidèle et désormais mythique, le est à l'Amphithéâtre du Musée dans un programme de créations où s'inscrivent deux noms de compositrices… Celui de d'abord, dont la pièce … das Spinnt… , donnée en création française, est une co-commande de l'État français et du qui l'a créée en Angleterre en 2013 et jamais rejouée depuis. Au trio des « saturationnistes » habituellement cité (Robin, Bedrossian et Cendo), il faut ajouter le nom de Maïda, transgressant ici le jeu traditionnel des cordes pour travailler une matière essentiellement bruitée, sollicitant l'énergie du geste et la fusion des quatre sources instrumentales, qui sont ce soir légèrement amplifiées. La compositrice évoque un réseau de fils qui s'enchevêtrent et se dénouent, au sein d'une matière éruptive qui dessine ses trajectoires dans l'espace. Si le mouvement est finement articulé, la matière y est constamment travaillée, lisse ou en aspérités, mettant à l'œuvre la dimension percussive de l'archet sur les cordes. Sans jamais déstabiliser nos quatre interprètes en parfaite synergie, dont l'insolente virtuosité force l'admiration.

Fascinante également est leur approche du son, dans la pièce plus sinueuse et énigmatique du Britannique , This present moment used to be unimaginable future… (« Ce moment présent était un avenir inimaginable… ») donnée en création mondiale. Seuls et le violoncelliste Lucas Fels sont sur scène, assis côte à côte au début de l'œuvre, leurs partenaires, invisibles ou presque, jouant debout, à cour et à jardin, avant de venir les rejoindre : une manière de sculpter un espace acoustique singulier où s'oppose le registre extrême-aigu des sons harmoniques à la matière sombre et mouvante des fondamentales du spectre sonore. Conçus dans un même espace-temps, les quatre mouvements seront autant de moments d'un voyage dans le son dont les titres suggestifs (Lost in a mist, Joyfully resonant, etc.) sont censés nous guider. Entre énergie du son, ressassement et métamorphoses de l'image spectrale, l'écoute est toujours sollicitée et les textures micro-tonales remarquablement détaillées par les interprètes. Au terme du quatrième mouvement, les musiciens (violoncelliste compris) quittent la scène en jouant, Mason réalisant un filtrage naturel du spectre acoustique par éloignement progressif de la source sonore…

« Topeng » est le cinquième quatuor à cordes de mais c'est la première fois que la musique de notre doyenne des compositeurs-trices sonne sous l'archet des Arditti!

Elle y évoque, comme dans B for sonata (1973), ce fameux voyage à Bali organisé par Maurice Fleuret en 1972, où elle découvre, en compagnie de Xenakis et Takemitsu, le théâtre dansé Topeng : « … un acteur y incarne plusieurs personnages légendaires au moyen de changements de masques effectués dans la plus grande agitation derrière un rideau, le tout au son d'un gamelan déchaîné », décrit-elle dans la notice de programme. Ce sont ces « images » jubilatoires qu'elle restitue avec une imagination fantasque dans Quatuor VIII à cordes « Topeng » donné en création mondiale. a mis une sourdine de plomb sur son violon pour approcher la sonorité fragile de la vielle traditionnelle à deux cordes et faire voyager notre imagination. Fantaisie des figures et discontinuité du geste sont de mise dans cet espace de jeu tout en contrastes, ponctué de silences éloquents et de lestes trajectoires où se dessine le profil du danseur. Finesse et humour animent ce petit théâtre de sons auquel les Arditti, en mode vibrato, donnent sa pleine vitalité… jusqu'au signal d'arrêt (deux coups de baguettes sur le pupitre) qui ne manque pas son effet!

Lament of the Grassland de Deqing Wen en création mondiale

Un habitué lui aussi, le Quatuor de Shanghai met à son programme la quatrième création mondiale de cette Biennale, Lament of the Grassland du compositeur chinois Deqing Wen, professeur de composition au Conservatoire de Shanghai et directeur artistique du festival New Music Week de cette même institution. Mélodie et couleur chinoises, celles de la vielle traditionnelle, s'entendent dans cette pièce à haute tension, qui engendre un travail dans le spectre où la matière sonore est portée jusqu'à l'incandescence. Flux vibratoire et cinétique du son instaurent un espace mouvant, entre fragilité du chant diphonique (khöömii) évoqué par Wen et puissance expressive du geste qui propulse les sonorités et façonne le timbre, restitué par les quatre archets fusionnels d'une manière aussi virtuose que spectaculaire.


Ce sont l'élan du jeu et l'élégance de la ligne des Shanghai qui séduisent également dans le Quatuor op.18 n° 5 de Beethoven. La précision du trait et la technique sont irréprochables dans un Allegro un rien rugueux. Le menuet du deuxième mouvement est exquis, dont les accents déplacés du Trio, tels des coups de griffe, sont justement mis en valeur. La phrase est toujours bien conduite et le discours avance dans les variations de l'Andante cantabile avant le finale opératique presque mozartien, auquel les archets aériens en parfaite synergie confèrent la brillance.

Écouter le Quatuor à cordes n° 14 « La jeune fille et la mort » de Schubert, régulièrement inscrit au programme de la Biennale, est toujours une expérience d'écoute unique, tant il implique les musiciens qui s'en emparent. La magie opère avec le Quatuor Shanghai dont on apprécie toute à la fois la qualité du son et des textures, le dosage des lignes, l'éminence technique et la belle retenue de leur interprétation, qui ne minimise en rien la profondeur du drame qui se joue.

Crédit photographique : © Philharmonie de Paris / Michèle Tosi

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