- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Dutilleux opus 2, par Pierre Gervasoni

En 2016, fait paraître chez Actes Sud une imposante monographie d'Henri Dutilleux (1916-2013) dans laquelle n'apparait pas le catalogue du compositeur : un manque qu'il importait à l'auteur de combler. C'est chose faite dans cette nouvelle publication qu'il consacre cette fois aux écrits d'.

Couvrant plus de soixante ans d'activité créatrice (1941-2007), les textes sont présentés selon l'ordre chronologique, de l'hommage funèbre rendu par un Dutilleux de vingt-cinq ans à son maitre d'harmonie et contrepoint Victor Gallois à la notice personnelle de Le temps l'horloge, dernière pièce du compositeur créée au Japon le 6 septembre 2007, dans sa première version. De l'ensemble de ses écrits – une centaine d'entrées mêlant des sources diverses (textes d'hommage, entretiens, réponses à des questionnaires, allocutions, communication, etc.) – se dégagent certaines orientations esthétiques prises par le compositeur sa vie durant : la défense de la musique française en premier lieu. Dutilleux prend la plume pour saluer ses ainés (Gounod, Debussy, Poulenc, Roussel, Koechlin, etc.) comme ses contemporains qui viennent de disparaître (Delvincourt, Jolivet, Guézec, Büsser, Désormière, etc.) ou qu'il a l'honneur de fêter (Betsy Jolas), alertant l'opinion dans les années 50 sur la disparition des œuvres de compositeurs français dans les programmes des orchestres parisiens (Statistiques) ou s'élevant contre l'idée reçue d'une musique française qui ne serait que charme, élégance et raffinement.

Plus d'une fois, Dutilleux revient sur la question des nouveaux outils technologiques, un domaine qu'il n'a pas abordé (regret plutôt que refus) mais qu'il ne cesse d'évoquer, exhortant d'ailleurs la jeune génération à ne pas le négliger. « Je fus donc spectateur attentif et non acteur », déclare-t-il dans l'allocution de bienvenue au colloque sur les cinquante ans de la musique concrète en 1998 (Pierre Schaeffer) où il rend un hommage appuyé à l'inventeur de la musique concrète grâce à qui « une nouvelle manière d'écouter s'est instaurée et, cela, pour toutes les musiques », souligne-t-il très justement. Dans ses prises de paroles, on sent l'homme lucide, préoccupé du monde qui l'entoure, et le compositeur soucieux de sa position et réceptif à toutes les influences, portant un regard toujours positif sur les différents milieux qu'il côtoie (Sur la musique américaine). Interrogé par le musicologue Philippe Albera (Musiques en création 1989), sur la question épineuse du sérialisme, qu'il n'a pas totalement rejeté, il a cette réponse intéressante : « Si j'ai refusé l'aspect dogmatique, j'ai apprécié le souci d'organisation du langage […] ». A travers quelques notices d'œuvres et au cours d'entretiens nombreux consentis par le compositeur, Dutilleux est amené à parler de sa musique (qu'il n'aime guère aborder sur le plan technique) et davantage encore du processus de la création musicale, définissant avec beaucoup de précision (Une nouvelle perception du temps musical) ce qu'est pour lui l'acte d'écrire.

Après un feuillet « Sources » où les contextes de rédaction, de publication, voire les modifications apportées à l'original sont dûment renseignés, dresse un catalogue de soixante-treize opus, « recensés pour la première fois de manière scientifique » précise-t-il, auquel s'ajoutent ceux des annexes : œuvres à caractère scolaire ou amical, travaux d'orchestration et projets non réalisés, notamment cette commande de l'Intercontemporain que le compositeur n'a pu honorer comme celle de Rolf Liebermann pour l'Opéra de Paris… Chaque œuvre fait l'objet d'un commentaire des plus détaillé (plus de deux pages parfois), retraçant la genèse et les étapes de l'écriture, houleuses toujours s'agissant des pièces d'orchestre dont Dutilleux sera souvent obligé de différer la date de création, ayant pris du retard avec ses précédents engagements.

Passionnant de bout en bout, l'ouvrage cerne avec toujours plus d'acuité la personnalité de ce musicien hors norme. On y retrouve l'homme généreux, soucieux des autres, profond, habité par son métier et donnant de sa personne, dans l'œuvre à créer comme dans les tâches qu'il a assumées, en tant que chef des Illustrations musicales à la Radio notamment, durant vingt ans : « L'art est un combat – il faut y mettre sa peau ». La réflexion est de Van Gogh, qu' cite en réponse au questionnaire de Philippe Albéra, et qu'il semble avoir fait sienne.

(Visited 797 times, 1 visits today)