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Sacré concert !

En général, on réserve sa place en ligne. Le concert, c’est un peu une façon de prendre l’avion.

Déjà, vous arrivez en avance pour passer les bornes de sécurité. Votre carte d’embarquement entre vos doigts, vous espérez secrètement ne pas avoir gagné le siège près de la porte de sortie, appelée aussi issue des pompiers ou issue parachute. Le brouhaha s’estompe lentement, les lumières diminuent, vous êtes à présent à bord du sas de transformation : la terre va devenir le ciel.

Vous vous souvenez d’un Mozart accompagné par la toux d’un voisin. Le commandant de bord vous a bien demandé d’éteindre votre téléphone, et pourtant, il y a toujours une sonnerie qui se déclenche dans un adagio, au moment où vous avez dépassé les nuages et que, peut-être sous l’effet du champagne, vous commencez vraiment à flotter dans les limbes de la beauté. Et que dire de ce type avec un chapeau bleu qui mange des chips pendant l’ouverture de Rossini ? Avec l’altitude vos oreilles se bouchent comme si les instruments n’étaient pas accordés. Le concert commence avec du retard et vous vous dites : ah, ils sont pénibles avec leurs grèves chez Air France.

Vous avez laissé vos métaux et soucis profanes au vestiaire. Vous cherchez le vide en vous. Vous vous répétez mentalement : « j’ai un corps mais je ne suis pas mon corps », « j’ai un esprit mais je ne suis pas mon esprit ». La musique remplit vos oreilles et votre âme se fond dans des lumières inédites. Vous cherchez à percevoir ce qu’elle vous cache encore. La musique ne se livre pas si facilement, elle a besoin d’être « reçue » pour se transformer. Il faut l’accueillir avec l’âme pour entendre ce qu’elle a de si important à nous communiquer. Soudain une émotion vous étreint. Les larmes ne sont pas loin. Vous ne savez pas pourquoi. Un très lointain secret se répand en vous jusqu’à vous faire oublier le monde terrestre. La pulsation, si précise et immuable soit-elle, vous plonge paradoxalement dans une douce intemporalité. Vous avez quitté l’agitation du dehors pour une immersion dans un monde clos, pareil à un œuf philosophique.

Un sentiment d’amour universel vous submerge lorsque vous prenez conscience de l’unité du public. La somme de ses individualités s’est transformée en une gigantesque oreille, en un cœur unique qui bât au son de la musique. En un seul regard happé par cette force en fusion sur scène. Vous réalisez combien les musiciens sont en train de jouer une partition incommensurablement grande. La musique grave un chemin sur lequel nous marchons tous ensemble, comme reliés par un fil transparent. Un immense pardon caresse la salle de concert.

Le concert nous offre un voyage à l’intérieur de nous-mêmes, un monde inexploré qui nous rappelle que les civilisations disparues brillent au-dessus de nous comme des étoiles. Le présent nous enrobe dans une spirale où les profondeurs de la terre nous livrent les clefs de l’univers. Car les proportions parfaites de l’harmonie nous redressent. Nous voudrions leur ressembler pour devenir tous des êtres à la tonalité bienveillante. Nous aimerions, comme Mozart, influer sur nos âmes afin de les soulager des rudesses du temps.

Le concert nous offre un instant sacré. Son rituel immuable est ainsi composé pour que nous puissions ensemble trouver notre place dans une écoute à la fois individuelle et collective. L’aspect cérémoniel n’a d’autre but que de rassembler ce qui est épars, aussi bien au sein de l’orchestre que dans le public. La dramaturgie musicale prend ensuite possession de l’espace, érigeant devant nous, avec nous, en temps réel, un édifice éphémère qui, concert après concert, se reconstitue avec la même droiture.

Le concert est une messe où les dieux sont partout, où tous les dieux se réunissent enfin pour une concorde qui va durer trois heures. À la fin, lors du lent atterrissage, nous applaudissons aussi bien les artistes que nous-mêmes. Nous applaudissons ce que nous avons été capables de faire ensemble, voler ensemble, le temps d’un long courrier, sans nous lancer des noms d’oiseaux. Nous applaudissons aussi le commandant de bord, pour la conduite de son orchestre.

Le public quitte le théâtre comme on sort d’un monde magique. Évidemment, dehors, c’est nettement moins harmonieux. Mais la musique nous accompagne encore jusqu’au parking. On retrouve Mozart dans l’ascenseur mais le cœur n’y est plus. On a perdu son ticket et c’est la panique. On se dit j’ai dû le perdre pendant le concert. Mais le concert est terminé, il n’existe plus, c’est maintenant un souvenir. Et heureusement, on ne retrouve jamais un ticket de parking dans un souvenir.

On ne peut pas vivre un tel voyage en écoutant un CD chez soi. Il est vrai qu’un opéra de Wagner se marie admirablement avec un whisky japonais. Écouter les quintettes de Mozart dans un bain peut aussi attirer une certaine clientèle. Savourer la Bartoli en mangeant des raviolis nous donnera l’illusion de partager un repas de prince. Et si votre chat adore les derniers quatuors de Beethoven, vous ne pourrez pas lui refuser ce plaisir, en plus des croquettes bio.

Mais le mystère demeure car, si l’humain est capable d’écrire de la musique qui nous bouleverse autant, on se demande comment il peut perdre son ticket de parking alors qu’il n’a pas oublié de réserver sa place de concert.

 

 

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.

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