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Passionnantes, humoristiques et terribles conversations avec Rojdestvensky

« Conversations avec Guennadi Rojdestvensky ». Le sous-titre de l'ouvrage aurait pu être aussi : « une vie pour le tsar » ! Ce livre regorge d'anecdotes, et il compose une sorte de portrait de la vie d'un grand musicien en URSS.

Durant plusieurs décennies, Bruno Monsaingeon a accompagné les artistes les plus extraordinaires. Un « accompagnement » qui a pris la forme de documentaires remarquables et au long cours (Gould, Menuhin, Fischer-Dieskau, Oïstrakh, Tilson-Thomas, Kocsis, Richter, Sokolov, Anderszewski…). Les présentes « conversations » existent aussi dans le remarquable DVD réalisé par Monsaingeon et paru chez EuroArts. L'auteur n'a pas son pareil pour faire parler les artistes. Rojdestvensky était considéré comme le « gardien de la mémoire du soviétisme », le contempteur de décennies d'une dictature sur l'art. Cet ouvrage est une sorte d'hommage rendu à l'un des chefs d'orchestre les plus attachants et secrets à la fois. Il disparut le 16 juin 2018.

Rojdestvensky se présente. Son histoire, étonnante et banale à la fois dans l'URSS d'avant et d'après-guerre. Le lecteur découvre l'incroyable richesse de l'éducation artistique soviétique, en même temps qu'il mesure ce qu'une carrière d'artiste signifiait en termes de sacrifices personnels et en valeur de propagande pour l'État. Né au sein d'une famille de musiciens, Rojdestvensky décrit ses premières années avec un humour ravageur. Il aborde la dénonciation du formalisme qui condamna, en 1948, la plupart des grands artistes. Il se souvient de la présence de Staline au Bolchoï quand il dirigeait, de la paranoïa du régime, d'un quotidien ubuesque. De longues pages décrivent les contraintes pour sortir d'URSS (les « accompagnateurs », c'est-à-dire le KGB), la bêtise insondable, l'incompétence et la lâcheté des officiels dont il fallait s'accommoder, la surveillance permanente, le détournement des cachets des artistes par l'État… Le musicien règle quelques comptes avec l'Union des Compositeurs de l'URSS et l'inénarrable .

Directeur de plusieurs formations musicales, Rojdestvensky jongle entre les unes et les autres et en bon soviétique promet, ment, « passe entre les gouttes ». Il n'épargne pas non plus les comportements des Occidentaux, dont les critiques et les impresarios américains. Il décrit avec beaucoup de drôlerie quelques-unes de ses mésaventures à l'Ouest, notamment avec les musiciens français. L'inconséquence de nos compatriotes l'aura beaucoup distrait…

Une grande partie de l'ouvrage est consacrée à « l'étrangeté » de son métier – chef d'orchestre – « une activité qui ne s'improvise pas ! ». Quelques observations sur la psychologie des orchestres, ses confrères et le travail en répétition sont pertinents. Il décrit la venue, en URSS, d'artistes occidentaux. On a peine à imaginer le bouleversement que fut la victoire de au Premier Concours Tchaïkovski ou bien la venue de . Plus émouvants encore, sont les liens que Rojdestvensky tissa avec tant de musiciens : son admiration pour et dont il sourit des travers, mais aussi sa vénération pour Chostakovitch avec lequel il travailla. Tout aussi touchantes sont des anecdotes concernant Stravinsky et Prokofiev, le seul musicien qu'il ne rencontra pas.

On aurait aimé que Bruno Monsaingeon développe plus encore la réflexion musicale d'un tel artiste. Rojdestvensky grava près de huit-cents disques. Son répertoire était prodigieux. Les pages consacrées à l'opéra Le Nez de Chostakovitch ou bien celles faisant référence à tant de compositeurs sont trop courtes. Toute une partie du livre est consacrée à son épouse, la pianiste . Des chapitres brillants et burlesques à la fois. Bruno Monsaingeon réalise notamment une double interview du couple et cela dynamise un récit haut en couleurs.

Les bémols de Staline est un titre accrocheur, mais passablement réducteur. En refermant ce livre, on est sidéré par tant de génies croisés. L'émotion affleure sans cesse devant l'intelligence, la culture et la finesse des jugements de Rojdestvensky. Combien d'artistes peuvent, aujourd'hui, se prévaloir d'une telle Histoire ?

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