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Six sonates de Feinberg formidablement interprétées par Marc-André Hamelin

En février 2017, le pianiste canadien, trop rare en France, avait interprété à l'Auditorium de Lyon les deux premières sonates de Feinberg. Deux ans plus tard, il enregistrait six opus pour le label anglais Hyperion. Ils paraissent aujourd'hui.

Jusqu'au début des années 2000, le nom de Feinberg fut lié à ses seules (et remarquables) transcriptions. Pour autant, ce pianiste de génie et pédagogue de renom laissa à la postérité trois concertos pour piano ainsi qu'un cycle de douze sonates. À la suite de l'intégrale de Nikolas Samaltanos et Christophe Sirodeau (Bis), Youri Favorin (Melodiya), Jessye Mebounou (Calliope) se sont passionnés pour ce répertoire déjà abordé au disque dans les années quatre-vingts par Victor Bunin (Melodiya). joue les six premières sonates, soit dans leur version révisée approuvée par Feinberg, soit dans leur version originale comme c'est le cas pour la Sonate n° 3.

Magnifiquement enregistré, le piano de l'interprète ouvre le cycle dans un climat de nostalgie. Le chant de la Sonate n° 1 (1915) est appuyé ou, plus exactement « respiré ». Les contrastes dynamiques et les tensions harmoniques passent au second plan, ce qui éloigne avec beaucoup de tact cette musique de sa trop grande proximité avec l'univers de Scriabine. Le souvenir de ce dernier persiste dans la Sonate n° 2 (1916). Une fois encore, l'interprète privilégie le chant, laisse s'écouler les harmonies sans aucune afféterie et avec un toucher d'une grande subtilité. Seule partition en trois mouvements, la Sonate n° 3 (1917) – la dernière partie étant plus vaste que les deux premières – fait jaillir des « flammes » sonores que le pianiste contrôle avec beaucoup de lucidité. La Marche funèbre centrale fait songer au dernier Liszt. Prise à un tempo très soutenu, elle provoque un sentiment d'angoisse, à l'opposé d'une expression purement romantique si l'on songe à la Marche funèbre de la Sonate en si bémol mineur de Chopin. La sonorité du piano n'est jamais cassante, y compris dans le finale dont les à-coups rappellent de manière saisissante le finale de la Sonate n° 2 de Rachmaninov !

Faut-il voir un hommage au finale de la Sonate n° 2 de Chopin dans la Sonate n° 4 (1918) de Feinberg ? Chez le compositeur russe, le « vent sur les tombes » du Polonais s'enrichit d'une écriture plus pointilliste. Le jeu d'Hamelin alterne déferlement de traits et silences furtifs. Ce principe de construction puis déconstruction s'accentue dans la Sonate n° 5 (1921). Le début est assez debussyste – du moins c'est ainsi que l'on en perçoit la lecture – le chant bien distrinct succombant progressivement à une violence extraordinaire. L'interprète théâtralise cette page aux cascades de notes perlées et qui descendent sans cesse de l'extrême aigu. Le mélange de puissance et de délicatesse accroît le sentiment d'un dialogue entre les voix. La Sonate n° 6 (1923) est, pour nous, le chef-d'œuvre du cycle des douze sonates de Feinberg. Une première épitaphe que le compositeur retira par la suite est éclairante : « Der Untergang des Abendlandes » (« Le déclin de l'Occident »). Il s'agit bien d'une musique révolutionnaire et d'avant-garde bien qu'elle nous paraisse puiser l'une de ses inspirations dans l'écriture lisztienne la plus évocatrice d'un texte littéraire : Après une lecture de Dante. Une évocation seulement, car la nature expressionniste de la partition se révèle rapidement par un jeu de métamorphoses des idées musicales. Elles suggèrent et de manière métaphorique, une destruction de la Culture… Au fil de l'interprétation, Hamelin modifie en conséquence son toucher. Voilà une interprétation d'une musicalité et d'une « lucidité » magistrales.

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