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Les espaces de la voix à Manifeste

« Retour à la vie et à la voix », nous dit Franck Madlener, heureux, en cette rentrée de septembre fragilisée par la crise sanitaire, d'ouvrir le festival de l' dans la Grande salle du Centre Pompidou dont la jauge a été réduite de 40%. L'édition 2020, qui aurait dû se tenir en juin dernier, fait la part belle à la voix et ses relations multiples au texte, comme en témoignent les trois œuvres de ce premier concert.

On a l'habitude de la voir sur scène pour défendre sa propre musique. La chanteuse et performeuse est ce soir aux côtés des musiciens de l' de Cologne pour interpréter deux œuvres de ses confrères : celle du Basque , d'abord, Alfabet, pour soprano, trompette, clarinette et percussions, créé à Witten en 2019. Le compositeur a prélevé cinq textes en danois du recueil éponyme de la poétesse Inger Christensen jouant sur un processus d'accumulation des mots au fil des lettres de l'alphabet. Urquiza y déploie une écriture tout en finesse qui lie sonorités vocales et instrumentales selon le parcours labyrinthique du texte. est seule au départ, usant de percussions corporelles, pour faire résonner le A inaugural. Avec la complicité de la trompette à double pavillon de puis le set très coloré de la percussion (ressort, maracas, cymbale chinoise, etc.), le compositeur met à l'œuvre les potentialités infinies de la voix-source pour « traiter » les mots (boucles, granulation, morphing, résonance) et en tirer toutes sortes de sensations et musique insoupçonnées : comme ces arabesques délicieuses doublées par le flux lisse de la clarinette ou encore cette touche de plein-air avec l'appeau du percussionniste : des recherches qui ne sont guère éloignées du propre travail vocal d', parfaitement à l'aise dans les tours et détours de cette partition virtuose.

Elle ne l'est pas moins dans la pièce étonnante de l'Italien , donnée en création mondiale sans la contrebasse de qui vient d'être endommagée à la suite d'un geste malheureux… Son titre, On that April morning she rose from her bed and called, est un collage (fragments de textes), nous dit le compositeur, comme il aime le pratiquer dans sa musique, au côté d' qui dirige l'excellent . Agata Zubel, rivée au « la 440 », dévoile a cappella la ligne descendante et chromatique (comme celle de Purcell et de bien d'autres à sa suite) qui constitue l'ossature de l'œuvre, le « ground » dont le compositeur se plait à modifier sans cesse les occurrences. Il irradie un espace de plus en plus foisonnant, relayé par l'univers instrumental et électronique. Bruits exogènes, bribes de conversation, échos du monde nous parviennent des haut-parleurs, dans une plénitude du son portée jusqu'à l'incandescence : autant de variations et autres métamorphoses qui charrient un matériau hétérogène sans pour autant inquiéter la voix superbement timbrée d'Agata Zubel donnant à entendre sa ligne obstinée qui chute dans le grave. La fresque sonore est superbe et jouissive – la guitare électrique aidant – qui revitalise un procédé vieux comme le monde.

Pour faire patienter le public – on attend la contrebasse de remplacement pour la pièce de interprète Blaauw, la pièce pour trompette à double pavillon que lui adresse on ne peut plus directement la compositrice et qu'il joue dans les cordes du piano, traquant la résonance et les effets de spatialisation du son.


Anglaise basée à Berlin, est l'invitée d'honneur de qui lui a passé commande d'une œuvre pour voix et électronique très attendue, The Mooth, écrite pour son interprète d'élection, . Pour l'heure, la soprano anglaise est sur le devant de la scène avec l' pour donner en création française Nether que la compositrice leur a dédiée. La pièce est à l'origine un des numéros de Yes (2017), sa performance spatialisée, explorant des passages du monologue de Molly Bloom, entendue dans l'église Saint-Eustache, avec les mêmes musiciens, lors du festival d'Automne 2017. Prélevée et retravaillée, la pièce est entendue ce soir dans sa version finale.

Comme on l'observe souvent chez Saunders, l'œuvre procède par gestes sonores sans cesse réitérés et amplifiés, qui façonnent à mesure le matériau en même temps que son espace de résonance. On est fasciné par la ciselure de l'écriture autant que par la puissance d'un imaginaire sonore qui nous projette au cœur du son et du drame qui s'y joue. La voix de Juliet Fraser, au centre de cette aventure exploratoire, tisse un espace de tension presque suffocant entre monde intérieur et projections sonores du texte, répercutées et amplifiées par l'écriture instrumentale ainsi que par la voix des instrumentistes, embarqués, comme la chanteuse, dans la dramaturgie. La performance hors norme de Juliet Fraser, comme celle de l'Ensemble Musikfabrik sous la conduite sans faille d', est rien moins que bouleversante.

Crédits photographiques : Sabine Hauswirth (Agata Zubel) / Dimitri Djuric (Juliet Fraser) / Astrid Akermann ()

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