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Les compositeurs italiens fêtés à Manifeste

L'Italie s'invite sur la scène de avec la création mondiale très attendue de ainsi que deux pièces d'envergure de son compatriote : deux compositeurs pour qui la voix est un vecteur d'expression privilégié.


Le titre Canzoniere choisi par pour sa nouvelle œuvre fait référence aux recueils de poèmes (ceux de Pétrarque en l'occurrence) voire de chansons (canzone) de la Renaissance italienne. L'idée de la compositrice était de réunir des textes de poétesses vivantes et de langues différentes (italien, anglais, français et russe), en les conviant à lire elles-mêmes leur poème pour entendre et recueillir les inflexions, le timbre et le débit de leur voix, ce matériau sonore « viscéral et matériel » qu'elle a enregistré et sur lequel elle a travaillé. Plus que le sens, c'est la densité du texte qui l'intéresse, la phonétique de la langue et le grain-distorsion de la voix, trois dimensions qui constituent les enjeux de la composition. Chanteuse elle-même, elle a mené dans les studios de l' une recherche sur l'analyse et la synthèse du vibrato qu'elle met à l'œuvre dans son Canzoniere : tout particulièrement dans les cinq premiers poèmes (Part I) convoquant la soprano et le percussionniste , tous deux très investis dans cette aventure risquée autant qu'intimiste. Les mots sont scandés et la voix fragile dans Corrente alternata d'Elisa Biagini où l'électronique et les métaux résonnants confèrent leur aura vibratoire. L'espace se déploie et la ligne vocale se stylise dans le Chant II (Irène Gayraud) tandis que le poème de Shara McCallum (extrait de « From the Book of Mothers ») est parlé-chanté dans le registre grave de la chanteuse sous la seule vibration du gong amplifié. Vibration des bols et autres matières résonnantes relayées par l'électronique accompagnent le récit en russe de La supplication : Tchernobyl, chronique du monde d'après l'apocalypse, de Svetlana Aleksievitch où la voix invocante de se laisse submerger par le flux sonore environnant. Adrift d'Evie Shockley, qui referme la première partie, est un poème dédié à : la compositrice privilégie la percussion sèche et désarticule la phrase, jouant sur les sifflantes des mots pour tendre vers une fusion organique de la voix et de l'instrument.

Canzoniere Part II est écrit pour les Neue Vocalsolisten de Stuttgart et compte huit chants, tous en anglais, de cinq poétesses. Avec les six voix de l'ensemble dont l'écriture restera quasi homorythmique (voix synchrones), Marta Gentilucci travaille sur la densité du texte, l'inflexion vocale et le grain des voix traitées par l'électronique en temps réel : ainsi ces trois premiers poèmes que les interprètes en fond de scène, sous la battue de la basse , se contentent de dire avec une épaisseur et une granulation particulières amenées par le traitement électronique. Dans She de Shara MacCallum, poème chanté cette fois, les six voix toujours synchrones jouent sur la répétition et l'étirement de ce premier mot, engendrant des variations subtiles de couleur et de vibrato. Les interprètes s'avancent au milieu de la scène pour le Chant VI (Social Skills Training de Solmaz Sharif). Le texte enlevé et plein d'ironie est déclamé par la soprano dont la voix amplifiée est épaissie-traitée, ou non, par les doublures des cinq autres. Les chanteurs sont sur le devant de la scène pour le Chant VIII (quatre poèmes de Jane Reyes extraits de Invocations to Daughters) où l'électronique plus présente modèle l'espace et esquisse une polyphonie avec la ligne vocale tandis que l'écriture quasi madrigalesque (Maria purissima) et plus incarnée confère une envergure sonore et une sensualité bienvenues à ce dernier poème.


Avant de retrouver nos six chanteurs dans Dir – in dir de , les musiciens de l'Instant donné investissent le plateau de la Salle Boris Vian au côté du cymbalum de Françoise Rivalland pour donner en création française Gramigna du même Gervasoni, une pièce étonnante en neuf mouvements-bagatelles dont le compositeur explicite la genèse non sans humour. L'image est drôle, en effet, du compositeur-fermier qui se laisse déborder par la vitalité du sol qu'il cultive et se voit réduit à enlever les mauvaises herbes d'un terrain (sa composition) dont les perspectives se sont modifiées : l'oreille est en alerte, captivée par une musique de l'inattendu, aventurière et émaillée de trouvailles, dont l'univers poétique et onirique nous enchante : avec ici le timbre singulier du cymbalum mixant ses couleurs avec celles de l'ensemble instrumental ou jouant en relais avec elles : comme dans cette avant-dernière bagatelle, solaire et très donatonienne, où les musiciens entretiennent sans faillir les rouages d'un mouvement répétitif et cinétique.

Dir – in dir  (2013), la dernière œuvre de la soirée, associe un sextuor vocal (In dir) et six instruments à cordes (Dir). Conçues séparément, les deux pièces ont été ensuite réunies, selon le principe d'alternance entre instruments et voix pour ce qui est de la version d'origine, puis fondues en un tout dans la version définitive (2010) que l'on entend ce soir. « Poète des sons », selon le musicologue Philippe Albera (qui lui consacre une étude de fond chez Contrechamps), entretient une relation intime et permanente avec les textes et les poètes. Comme en témoigne Dir – in dir qui sollicite les vers du mystique Angelus Silesius extraits du Cherubinischer Wandersmann : « Rite sonore vers la redécouverte d'un nouveau soi », nous dit Gervasoni s'agissant d'une composition où la musique des mots finit par se confondre avec celle des instruments au sein d'une écriture aussi ciselée qu'exigeante qui nous fait écouter au plus près des sons et du sens qu'ils acquièrent. Si les musiciens de l'Instant donné rompus à l'écriture du timbre le restituent avec une belle acuité sonore, on aurait souhaité la même synergie au sein de l'ensemble vocal dont la prestation de la soirée ne nous a pas totalement convaincue.

Crédit photographique : Mata Gentilucci © Michèle Tosi ;  Stefano Gervasoni © David Santi

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