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Dans la ligne d’ombre d’Adam Porębski

Suivant pas à pas le roman La Ligne d'ombre de Joseph Conrad, les dix mouvements de la suite First Command du jeune compositeur Adam Porębski font pénétrer au cœur d'une traversée désastreuse entre Bangkok et Singapour, figée sur une mer d'huile, engluée dans les fièvres et les hallucinations, jusqu'à l'image morbide d'un bateau devenu tombe flottante.

Cette suite électroacoustique pour ensemble de chambre, créée en 2017 dans le cadre du festival Images de Conrad à Varsovie, est intitulée « Premier commandement » en référence au titre initial du roman autobiographique de Joseph Conrad. Tout au long du parcours narratif et musical, instruments et électronique sont parfaitement fondus, offrant des plages sonores hypnotiques, enivrantes et obsédantes, tour à tour atmosphériques ou répétitives. Dès la première pièce « Résignation », l'auditeur est bercé par des ambiances marines qui ne sont pas sans rappeler le premier intermède instrumental de Peter Grimes de Benjamin Britten, une référence qui ne nous quitte plus. « Message » (2) noue par son crescendo dramatique l'inexorabilité du destin du jeune capitaine et de son nouvel équipage. Plus rien ne peut arrêter le processus qui conduit à la difficile traversée, objet du roman, passage initiatique de la ligne d'ombre qui conduit à l'âge adulte. Nous entrons alors dans la pesante léthargie qui plombera le voyage dès l'évocation du « Bateau » (3), portée par la contrebasse aux mélodies étirées, rejointe par les harmonies flottantes de la harpe puis le contrepoint du cor.

Ainsi Porębski conçoit-il sa suite, entre éléments descriptifs et commentaires musicaux des extraits littéraires choisis. Il évoque la mort du précédent capitaine du bateau par le chant d'un violon aux tremolos grinçants et insistants (« Histoire du capitaine », 6) ou les affres de la fièvre par un tuilage généralisé à tous les instruments, jouant par petites touches subtilement dissonantes (« Vision », 10). L'arrivée de la « Maladie » (7) est la pièce la plus remarquable par son évolution timbrale, déployant tout l'effectif dans une mosaïque de couleurs, depuis la flûte, la harpe et les clusters de l'accordéon jusqu'aux grognements de la clarinette basse et les boucles envoûtantes des cordes.

On regrette que la voix de Paul Preusser, le narrateur qui égraine en anglais les extraits choisis par le compositeur au début de chacun des dix mouvements, ne soit pas plus intégrée aux textures. Trop neutre, trop plaquée, sans effet et mixée un peu trop fort, elle fait sortir l'auditeur des climats délicats dans lesquels le compositeur et le parviennent à l'immerger à chaque épisode. Car c'est tout en finesse que l'écriture de Porębski cisèle les différentes plages sonores, associant avec justesse les huit instruments dans des couleurs sans cesse renouvelées, les nimbant à l'occasion d'effets électroniques. Les musiciens accompagnent parfaitement la lenteur, le huis-clos pesant, l'immobilisation du bateau sur une mer trop lisse, la contamination de l'équipage par une fièvre tropicale et le climat de folie qui finit par régner à bord. On se prend à imaginer ce qu'aurait pu donner un travail de l'ampleur de celui de la narration de Jean Negroni sur l'Apocalypse de Jean de Pierre Henry ou même, pourquoi pas, à rêver à une version chantée.

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