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Alexei Lubimov dans un récital donné sur un piano droit Pleyel de 1843

donne un excellent récital sur un pianino touché jadis par lui-même. Une magnifique plongée dans un univers sonore jusqu'alors inédit.

Ce piano droit a appartenu à la princesse Natalia Obreskoff (Obreskov, née Sheremetev, épouse de Dmitri), dont la fille Catherine, femme du prince de Moldavie Joannis Souzo (Soutzos), faisait partie du cénacle des élèves aristocrates de Chopin. C'est d'ailleurs à Catherine qu'il dédia sa Fantaisie op. 49. Natalia Obreskoff n'était pas seulement une admiratrice de la musique de Chopin, mais également une de ses protectrices : elle a secrètement subventionné le loyer de l'un des derniers appartements du compositeur, à l'été 1849, et c'est dans ses bras qu'il a rendu le dernier soupir. C'est six ans avant, en 1843, qu'il avait choisi personnellement, dans la manufacture Pleyel, sa marque préférée, un piano droit portant le numéro de série 10113 pour son appartement, et en même temps, un instrument similaire (n° 10112) pour sa voisine, la princesse Natalia Obreskoff. Il en jouait sans doute lui-même lors de ses visites chez elle : la caisse de l'instrument est spécialement conçue dans le « style russe », plaquée d'un rare bois de rose noir, discrètement incrustée de perles recouvertes de bronze doré. Seules les pédales sont richement décorées, et ce, d'ornements floraux et de bronze doré. En 2018, ce piano droit fut offert à l'Institut de Varsovie par Alex Szilasi.

De ce fait, celui-ci aurait été très bien placé pour enregistrer ce disque, quoique l'engagement d' semble parfaitement justifié aussi. En effet, ce dernier propose un programme profondément réfléchi, constitué de partitions non-démonstratives, visant à mettre en valeur la musicalité de l'interprète, et que Chopin abordait vraisemblablement lui-même et qu'il faisait jouer par ses élèves. Les tonalités des pages exécutées ne doivent rien au hasard. « C'est […] l'intuition qui m'a suggéré le choix des principales tonalités de cet ensemble d'œuvres […] », confie Lubimov dans son commentaire.

L'album commence par le Prélude op. 45 de Chopin suivi du Prélude et fugue n° 4 extrait du 1er cahier du Clavier bien tempéré de Bach, tous les deux en ut dièse mineur, une tonalité symbolisant – avec ses quatre dièses – la crucifixion du Christ. Sous les doigts de Lubimov, la souffrance du Messie s'exprime à travers la respiration et les silences. La musique du cantor de Leipzig est ainsi empreinte de chagrin voire de désespoir, mais aussi d'hésitation. Le discours est de bout en bout logique et cohérent, favorisant des changements de nuances et de tempo graduels et modérés. Dans la fugue, la délicatesse du toucher et la transparence des textures sont au rendez-vous, dévoilant à la perfection les trois niveaux inhérents à la structure architecturale de cette page.

Pour le Prélude op. 45 composé par Chopin à Nohant durant l'été 1841, Lubimov s'attache à saisir le mystère qui entoure cette partition, comme un îlot à l'écart du cycle des 24 Préludes op. 28. Caressant les phrasés avec autant de sensualité que de finesse, il nous fait percevoir des sonorités qui renvoient aux premières lueurs d'une aube tiède dans le Berry. Chopin se calmait-il, en improvisant cette œuvre, après une de ses disputes avec George Sand ?

La tonalité de fa dièse majeur constitue un autre axe de ce disque, entraînant l'auditeur dans un monde pénétré d'atmosphères de bonheur et de béatitude, comme celui de la Barcarolle op. 60 de Chopin, où fait merveille avec un jeu éclairé et aérien, au timbre velouté et au tempérament lyrique. Idem pour le Prélude et fugue n° 13 de Bach dont la lecture ne manque ni de douceur, ni de fluidité des phrasés, pas plus que de limpidité du ton.

Parlons encore de la Fantaisie en ré mineur K. 397 de Mozart aux accents mêlés d'inquiétude et d'incertitude, et pour laquelle le tragique et les tourments d'une âme angoissée sont suivis de moments de véritable allégresse, en ré majeur. Le ciel couvert de nuages gris se dégage afin de devenir bleu azur, aussi intense que délectable. Les contrastes marqués du sceau du génie mozartien paraissent plus évidents que jamais par l'intermédiaire des phrasés larges et enrobés d'un brin de théâtralité. Par ailleurs, l'ambiance sonore dans laquelle se développe l'interprétation du court Prélude en la bémol majeur « Presto con leggierezza » de Chopin n'en n'est pas moins dématérialisée et éthérée, nous invitant, en plus, à la danse !

Par la suite, on entend la « Sonate au Clair de lune » en ut dièse mineur de Beethoven, dont la lecture associe une mélancolie imprégnée de douleur et de contemplation (le premier mouvement) au conflit et au drame (le finale), révélant une sincérité d'expression soulignée par la netteté de l'articulation comme par la pureté du son. Lubimov exécute cette composition dans une veine poétique plutôt que virtuose, quoique non dénuée de fougue.

Le disque se clôt sur la Berceuse en ré bémol majeur op. 57 de Chopin, donnée dans un tempo assez serein et avec raffinement à l'instar d'un nocturne, discrètement nuancée par des notes claires et perlées. Grâce à cette tonalité qui, au piano, est le revers « placide » du ut dièse mineur, Lubimov suscite des états d'âme à la fois nostalgiques, rêveurs et idylliques, pleins de tendresse comme de luminosité.

Voici un récital qui ne devrait pas passer inaperçu, tant pour sa valeur historique que pour la qualité des prestations qu'il propose.

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