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Les soleils beethovéniens de Nikolai Lugansky

En 2005, le pianiste russe enregistra pour Erato quatre sonates de Beethoven (n° 7, 14, 22 et 23), qui marquèrent par leur sens de l’espace et la maîtrise de l’équilibre sonore. Les trois sonates qui nous sont proposées aujourd’hui sont d’une réalisation et d’une hauteur de vue rares. 

Dès son introduction, la Sonate n° 28 offre une lecture charpentée, synthèse de clarté, de puissance et de finesse. La projection du son est splendide, jouant d’une variété considérable de dynamiques et d’attaques. Cette partition que Beethoven nomma « Hammerklavier » avant d’en retirer le titre pour l’apposer sur l’opus suivant, joue de la richesse d’un clavier sans cesse en expansion. Pourtant, Lugansky ne cherche pas à « forcer » le trait d’une modernité à laquelle nos jugements sont, hélas, trop souvent, soumis. Ici, c’est le chant qui prévaut dans toute la dimension d’un lied dramatique. Un lied rêveur et nostalgique dont chaque détail est précisé “ritardando”, “espressivo e semplice”… On comprend que Wagner ait pris cette partition pour exemple afin de définir ce qu’était, à ses yeux, la “mélodie infinie”. La réussite de l’interprétation tient aussi au traitement de la matière sonore, d’une ligne mélodique préservée par une pédale de sourdine enfoncée. De la sorte, le mouvement lent paraît autant schubertien que beethovénien. Le finale, sur une fugue à quatre voix, serait presque trop rapide, mais quel souffle et quelle élégance ! Lugansky nous emmène dans la polyphonie d’une symphonie imaginaire.

Composée à la même époque que la Missa Solemnis, la Symphonie n° 9 et les Variations Diabelli, la Sonate en mi majeur appartient au monde sonore des trois dernières sonates que Beethoven regroupait sous les titres “le consentement à la vie” (op. 109), “drame intérieur” (op. 110) et “sentiment d’éternité dans l’instant” (op. 111). La proposition de la trilogie est certes d’une grande banalité au disque, mais elle se justifie pleinement et on n’aurait pas regretté que Lugansky y succombât… Quoi qu’il en soit, l’esprit de la bagatelle (la sonate fut conçue ainsi à l’origine) jaillit sous les doigts du pianiste qui mène de bout en bout l’éclatement (contenu) de la forme. Le thème à l’allure butée et combattive du Prestissimo se concentre sur la structure de la partition et, une fois encore, la définition du toucher impressionne sans que jamais un accord soit cassant. L’expression d’une joie sans arrière-pensée ravit dans les premières mesures du finale dont l’allure se mue en une expérimentation sonore, vers l’inouï. Avec Lugansky, les couleurs ne sont jamais l’habit superflu de la pensée : elles participent à l’élan d’humanité. Magistral.

L’ultime sonate, en ut mineur, nous tient de bout en bout en haleine. À l’écoute d’un tel piano, l’auditeur devient impatient de « connaître » le développement au-delà de la cellule de trois notes et la succession d’accords rageurs qui introduisent le premier mouvement, Maestoso. Lugansky est maître du temps, jouant des résonances et des harmoniques. Pas une phrase n’est prise en défaut de baisse de tension, toute la structure reposant sur ces notes qui organisent le flux musical. Le caractère grandiose, prométhéen de l’écriture s’impose. C’est un spectacle dans lequel on contemple l’accumulation d’orages. Le piano légèrement réverbéré offre juste la distance nécessaire pour créer des effets saisissants de dynamiques. Interprété comme un choral d’orgue et dans un tempo contenu, à la limite de ce qu’il est possible de faire, le début du premier mouvement convie au recueillement. Lugansky exploite progressivement le sentiment d’ouverture sur l’espace, passant du lied au phrasé le plus souple à un prodigieux resserrement polyphonique. Il y a bien des lectures de cette œuvre qui ont été forgées dans la tragédie humaine. Celle-ci baigne dans une joie intérieure, comme une promesse salvatrice. Un régal.

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