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Gaëlle Solal, une guitariste sans frontière

Première Française à gagner l'un des plus grands concours de guitare classique, le concours « Michele Pittaluga » d'Alessandria en 1998, la guitariste s'affranchit des codes et se plaît à casser les conventions. Son dernier album « Tuhu » autour d' souligne l'impact de son périple brésilien en mêlant musiques traditionnelles et musique classique.

ResMusica : Votre dernier enregistrement « Tuhu » semble concrétiser un tournant dans votre carrière. Pouvez-vous nous préciser le concept de ce projet ?

 : Tout est né d'un voyage au Brésil qui a changé ma façon de voir la musique, d'en jouer, ainsi que ma façon de concevoir les arrangements. Au contact de la musique populaire, j'ai compris qu'il y avait beaucoup plus de possibilités que je ne pensais, qu'il y avait aussi plus de liberté. Je suis revenue avec une valise pleine d'enregistrements, de partitions et j'ai commencé un long chemin de recherches, d'écoutes, de travail de rythme pour essayer de comprendre cette musique de l'intérieur. J'ai ensuite imaginé un squelette avec mes pièces préférées de Villa-Lobos et des pièces en miroir, en réponse, en ricoché. Il s'agit d'une grande ligne de filiation avec les racines (Pixinguinha, Nazareth, Garoto), l'arbre (Villa-Lobos) et les fruits (Gismonti, Dyens, Jobim, Guinga). La boucle est bouclée car l'un des concerts à Radio France qui m'avait fasciné et puis fait rencontrer tous mes amis musiciens brésiliens et donc amené à Rio, s'intitulait Villa-Lobos : des racines aux fruits !

Après ce voyage, j'ai décidé de redevenir étudiante et j'ai rédigé une grande liste de tous mes rêves, tout ce que j'aimerais encore apprendre. Cette liste contenait le théâtre d'improvisation, les claquettes, les musiques du monde, le jazz, le beatbox, le clown et j'en passe. J'ai, année après année, coché chaque case que ce soit en faisant une toute petite formation pour savoir de quoi il s'agissait, soit j'ai approfondi comme le clown ou l'improvisation. Ce retour à l'apprentissage, le fait de redevenir débutante m'a redonné du souffle.

« Tuhu » est un tournant dans ma carrière car j'ai longtemps enregistré des autoproductions avec pour ainsi dire aucune sortie de presse et donc très peu de visibilité. J'ai roulé ma bosse dans des tournées de par le monde depuis mon plus jeune âge mais il me manquait de pouvoir mettre en lumière mon travail. J'ai aussi depuis peu des personnes de confiance qui m'épaulent et je découvre le bonheur de travailler en équipe.

RM : La situation sanitaire a certainement freiné un bon nombre de vos projets, dont la promotion de ce dernier disque, mais vous a-t-elle permis d'avancer sur votre dernière création prévue pour 2021 ? Pouvez-vous nous en donner les grandes lignes ?

GS : J'ai effectivement très vite ressenti le besoin de passer au travail d'écriture de mes prochains projets. Le premier est un seule-en-scène qui n'a pas encore de titre mais qui s'articule autour de mon lien avec la guitare, ce qu'elle m'apporte, raconter ma vie et mes errances artistiques. Je travaille déjà avec un metteur en scène et nous avons écrit une bonne moitié de spectacle. Reste à tout ficeler car il s'agira d'un spectacle muet mélangeant musique, bruitage, mouvement et mime. Tout un programme !

Le deuxième est mon prochain disque. Je souhaite enregistrer deux concertos écrits par deux femmes compositrices et idéalement dirigés par une femme chef d'orchestre. L'un des deux concertos m'est dédié, ce qui est une première pour moi ! Dans cette même idée de mettre en lumière de nouveaux répertoires, il me semble essentiel qu'on sorte la guitare du fameux Concerto d'Aranjuez, qui est magnifique et que j'adore jouer, mais qui nous enferme malheureusement dans une case. On n'en est réduit à un seul concerto…

RM : La place des femmes dans le secteur culturel reste en effet encore à conquérir. Vous vous engagez désormais en faveur d'un plus grand rayonnement des femmes artistes dans l'univers de la guitare. Que propose votre association Guitar'Elles pour contribuer à une plus grande présence féminine ?

GS : Guitar'Elles réalise d'abord un état des lieux avec des statistiques et des enquêtes pour savoir pourquoi les femmes se professionnalisent moins que les hommes. Nous avons également mis en place un programme de mentorat avec des femmes plus avancées dans leur carrière qui prennent sous leurs ailes des femmes « débutantes ». Ce n'est absolument pas basé sur l'âge, c'est une question d'avancement dans la carrière. Il y aura ensuite : un programme d'ateliers de confiance en soi et de connaissances administratives pour mener à bien ses projets ; une mise en valeur numérique avec une base de données ; une chaine YouTube et la réalisation de capsules vidéos ; ainsi que des bourses pour booster les projets et pour encourager d'autres partenaires à s'engager.

RM : L'instrument qu'est la guitare, et son répertoire, impose-t-il à un guitariste d'élargir cette vision pour atteindre une carrière soliste aussi foisonnante qu'un violoniste ou un pianiste par exemple ?

GS : Effectivement, le répertoire est une question centrale. La guitare se prête à énormément de répertoires et on peut à peu près tout jouer sur une guitare (en faisant quelques concessions bien sûr). C'est donc très vaste. On peut aussi venir à la redécouverte de notre répertoire ; il n'y a pas encore de versions de référence de toutes les pièces du répertoire original pour guitare. Car contrairement à d'autres instruments, la guitare classique reste un instrument jeune et il reste encore beaucoup de répertoires à mettre en valeur. Selon moi, il est plus intéressant de mettre en lumière nos répertoires moins connus et pourtant d'immense qualité. Enregistrer Asturias d' ne m'intéresse pas alors qu'il y a tant à faire et à mettre en valeur. Je considère que sortir des grands “tubes” de la guitare nous permettra de nous libérer de ces cases où nous restons enfermés et surtout de faire découvrir l'instrument.

Et bien sûr, il y aussi la création de nouveaux répertoires en travaillant en étroite collaboration avec les compositeurs. Je parle de collaboration car très peu connaissent le fonctionnement de la guitare et ses possibilités. Je le constate autour de moi, il y a la peur de ne pas connaître l'instrument. C'est dans le dialogue, la pédagogie, faire écouter des techniques, chercher ensemble ce que plusieurs compositeurs ou compositrices ont osé écrire pour la guitare. Il y aura beaucoup d'aller-retour entre l'interprète et le créateur-la créatrice mais le jeu en vaut la chandelle.

RM : Après votre premier prix de guitare obtenu à l'unanimité au CNSM de Paris, vos différentes formations en théâtre, cirque, danse et musique du monde vous ont permis de proposer des projets singuliers comme Crazy Nails ! ou Le Café de Chinitas. Que souhaitez-vous défendre par ces propositions artistiques ?

GS : Je vois les projets comme des spirales. J'ai un sujet qui m'intéresse, j'essaie d'y entrer, de chercher autour et de voir comment il peut s'articuler. Ces deux projets ne sont pas en solo et ils sont nés d'abord de rencontres importantes avec des personnes avec lesquelles nous nous sommes découvert d'immenses affinités musicales. À un moment, la flamme se déclenche et on crée un projet à deux. Crazy Nails ! est un projet que j'avais en tête et j'ai trouvé un partenaire de scène et de jeu parfait en Boris Gaquere car il fallait beaucoup de folie pour me suivre dans un tel projet. Nous avons travaillé pendant trois ans avant d'aboutir à la première du spectacle. Beaucoup de recherches, d'amitié, de doutes, des “on lâche pas, on continue”.

Le café de Chinitas, un projet plus récent, tourne autour de transcriptions et arrangements de musiques espagnoles. C'est aussi le bonheur d'accompagner la voix, ce que j'adore, surtout la voix de Sarah Théry qui me prend aux tripes.

Dans chaque projet que j'entreprends il s'agit de défendre des recherches musicales et de créer des projets autour d'un axe. Dans Crazy Nails !, l'axe a été la question “qu'est-ce qui se passerait si on ne respectait plus les codes de la musique classique ?”. Dans Le Café de Chinitas, l'axe, ce sont les chansons populaires notées par Federico García Lorca : d'où viennent-elles ? Quelles sont les pièces en kaléidoscope qui peuvent les mettre en valeur et que pouvons-nous faire découvrir ?

RM : Vous vous êtes longtemps consacrée à l'enseignement avant de vous réserver pleinement à la scène. Votre nomination en tant que professeure invitée au Conservatoire Royal de Gand vous permet-elle de retrouver une activité qui vous passionne ?

GS : Complètement ! J'ai toujours continué à donner des masterclasses. Mais cette pause dans l'enseignement en conservatoire m'a été très bénéfique car j'ai plus de recul que lorsque j'étais jeune professeure. Il faut savoir que j'ai commencé à enseigner à 23 ans et à 24, j'étais professeure agrégée au Conservatoire de Cordoue puis à celui de Séville. J'arrive mieux maintenant à cette idée du contact individualisé avec des personnalités bien différentes. Il faut trouver plusieurs angles d'attaque, il faut réfléchir ensemble, créer cette confiance prof-élève, dans le respect, le cadre aussi et la sécurité. Le plus important pour moi reste que les étudiants n'aient pas peur de poser des questions, qu'ils ne se sentent pas moins compétent que le professeur, et surtout qu'ils développent leur esprit critique.

Ce qui m'intéresse dans la pédagogie ce sont les questions. Ouvrir des portes, et en ouvrant chaque nouvelle porte, on se trouve face à de nouvelles questions. C'est l'idée de l'apprentissage par problem solving, on résout des problèmes. Très concrètement, j'essaie qu'à chaque classe, on arrive à toujours avoir deux grandes forces en présence : la première c'est de dénouer des tensions, des difficultés, des passages qui ne vont pas, et la deuxième, c'est de toujours garder en tête la big picture, la structure de la pièce en l'analysant, en prenant en compte ses inspirations, son histoire, pour se créer une dramaturgie très puissante. J'ai aussi un faible pour la préparation car j'ai moi-même vu l'immense différence quand j'étais préparée pour affronter un concert ou un concours et je veux leur donner le plus d'outils possibles pour que la scène reste un plaisir immense.

Chaque élève me ramène à l'essentiel : me demander comment je peux être la plus claire possible. Je leur suis redevable d'une véritable amélioration de ma clarté intellectuelle !

Crédits photographiques : © Romain Chambodut

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