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L’élégance raffinée de Behzod Abduraimov dans Debussy, Chopin et Moussorgski

En 2011, pour son premier album chez Decca, le jeune pianiste ouzbek jonglait admirablement entre Saint-Saëns, Prokofiev et Liszt. La personnalité était déjà bien affirmée. Une décennie plus tard, avec son nouveau label, nous retrouvons avec plaisir dans trois univers sonores en apparence fort éloignés les uns des autres. Au fil de l'écoute, c'est le pianisme rugueux et raffiné à la fois de l'artiste, qui impose sa propre logique unificatrice.

Les Children's Corner se déploient avec autant de fluidité que de souplesse et de précision, d'interrogations et de mystères. La prise de son chaleureuse du Steinway magnifiquement réglé, projette les six miniatures dans un univers dont on comprend qu'il a été pensé dans les moindres détails. Abduraimov nous conduit donc où il l'entend : il s'amuse et fait danser le clavier avec finesse et légèreté, dans un sentiment de liberté qui n'est, en vérité, que factice. Du grand art ! Les périls de l'enfance suggérés dans les Children's Corner sont ceux de l'intranquillité. Celle-ci ne correspond plus à l'enfant – la “Chouchou” de a disparu – mais à l'univers d'adolescents à l'humeur vagabonde et aux petites pensées cruelles. Le Golliwogg's Cake-Walk inspirerait bien davantage l'insolence des Disparus de Saint-Agil de Christian-Jaque que le babillage des premières années d'une vie.

Les Vingt-quatre Préludes de Chopin ou, plus exactement, “le” prélude de Chopin – puisqu'il s'agit, ici, d'une partition conçue d'un seul élan de près de quarante minutes – vivent avec une intensité rare. C'est un jeu d'attentes, de murmures et de silences comme si l'interprète distillait le souvenir de chaque prélude dans le suivant. La palette sonore est proprement étourdissante, alternant halos sonores et attaques verticales qui dynamitent les phrases. Cela paraît si bien agencé et naturel, que l'on ne trouve pas trace d'un effet théâtral, d'un rubato paresseux. La prise de son place l'auditeur, à dix mètres, peut-être, et la définition pourrait nous faire sentir le feutre se séparer des trois cordes de quelques notes. Abduraimov joue ainsi d'une variété d'attaques inouïe, au service d'un imaginaire qui puise dans le catalogue de Chopin : il suggère ainsi la tempête d'un mouvement de sonate, les esquisses d'une marche funèbre, d'une mazurka ou d'une berceuse. Certains préludes jouent un rôle éminent comme le neuvième qui “redistribue les cartes” et offre une nouvelle organisation plus grandiose de l'espace. Les contrastes s'accentuent, aussi bien dans la dynamique que dans la variété des attaques. La conception n'est pas celle d'une œuvre en “éventail” permanent, c'est-à-dire qui s'ouvrirait et se refermerait au gré de l'affect. Le mouvement général est plus lent, le toucher plus au fond du clavier. Le dernier Prélude engage un combat titanesque. Il referme cette œuvre miraculeuse, sorte de synthèse foudroyante de l'écriture Chopin. Voilà une grande version d'aujourd'hui.

Les Tableaux d'une exposition ne sont pas si étrangers à la conception des Préludes de Chopin, en ce sens que le toucher est aussi déterminé que chantant, direct et sans brutalité. Gnomus joue de ruptures de couleurs et de tempi avec une pédalisation aussi libre que personnelle et intelligente. Abduraimov n'est pas le premier interprète à prendre des libertés avec la partition. Ainsi dans Gnomus, les nuances changent radicalement à chaque reprise de la partie meno mosso. Il ajoute des trémolos sur les octaves de la main gauche puis à la main droite, sur les blanches. La mélodie est magnifiquement vibrante dans Il Vecchio Castello. La manière de timbrer la main gauche et de faire jaillir la mélodie à la main droite avec autant de clarté que de douceur, impressionne. Les Tuileries possèdent juste ce qu'il faut d'impatience dans la “dispute d'enfants après jeux”. Serait-ce un pressentiment des Children's Corner ? Pris piano alors qu'indiqué double forte, Bydlo joue d'un immense crescendo. Le Ballet des poussins dans leur coquille est délicieusement mécanique avec des appoggiatures joyeusement ironiques et sans caricature. Samuel Goldenberg et Schmuyle se situe en retrait (il est devenu difficile d'être aussi inventif que Kissin, Economou, Pogorelich et Say !). Abduraimov supprime la ballade entre les deux Goldenberg et Schmuyle et Limoges. La Cabane sur des pattes de poule est sans grand ajout : une musique abrupte qui se satisfait de la puissance incantatoire de son diatonisme. Les premiers accords forte de la Grand Porte de Kiev sont joués piano et l'effet de zoom avant en est d'autant plus saisissant que les jeux de cloches sont joués senza espressione, mais pédale enfoncée pour mieux fondre les harmonies dans les résonances. Nous sommes moins enthousiaste avec le tempo infernal pris au meno mosso, sempre maestoso. Il bouscule les blanches jusqu'à la saturation. Abduraimov concentre ainsi tout l'impact expressif dans les ultimes mesures conclusives, Grave, sempre allargando. C'est un peu dommage…

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