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Les mondes réunis de Bach par Laurent Cabasso

La trop courte discographie disponible de s'enrichit d'un nouveau disque pour le moins surprenant. Le résultat est, musicalement, remarquable.

Le choix du répertoire, tout d'abord, par un artiste dont on pouvait croire, à tort, que le classicisme et le romantisme germanique irriguaient, seuls, son piano. L'album, ensuite, pensé dans une démarche d'artisan, en quête d'une matière sonore adaptée à son intention musicale. Enfin, l'exploration de ce corpus des sept toccatas sur un instrument hors du commun.

Le piano Opus 102 de Stephen Paulello – seul représentant de la facture du piano français qui bénéficie, aujourd'hui, d'une reconnaissance internationale – s'inscrit autant dans une tradition nationale hélas perdue, que dans la réalisation d'un « imaginaire » sonore actuel qui interpelle. Le facteur d'instrument ne ménage pas ses critiques à l'égard du marché du piano d'excellence qu'il estime standardisé. Il apporte par conséquent une expertise qui nourrit, depuis quelques années, déjà, un débat avec son Opus 102 (102 touches au lieu des 88 “habituelles”), un instrument aux cordes parallèles, et dont divers procédés techniques offrent une longueur de son et une définition de la polyphonie exceptionnelles.

Rarement regroupées en un cycle constitué au disque, les sept toccatas datent des années 1705-1712. Leur « toucher » du toccare italien offre un plaisir de gourmets, aux interprètes d'une virtuosité – par essence vertueuse – et dont les fugues conclusives forment l'apothéose. Varier ces « plaisirs » représente un premier défi qui consiste à exprimer la joie de cette musique sans en trahir la grandeur. La sonorité explose dès la première toccata (BWV 916). Le « grain » du piano se révèle avec une clarté sidérante. La tension rythmique est juste, ce qui n'est pas une mince affaire, tant la finesse de l'instrument n'est pas à mettre sous tous les doigts. En effet, le son peut tout aussi bien s'évanouir ou se révéler brutal sans la maîtrise absolue de la mécanique. Chaque détail s'insère alors avec évidence. Les trilles, par exemple, restituent le sentiment d'une prise de risques et non pas d'une simple nécessité ornementale. Le chant, ici, s'impose dans un tempo dansant et comme si la polyphonie avait été pensée par registrations sur un Silbermann, avant même d'être jouée (BWV 911). Les aigus brillent sans « claquer », précis et fluides à la fois. Le toucher favorise tantôt le chant du contrepoint allemand, tantôt la « Phantasie » – l'imaginaire – italien. C'est pour le moins paradoxal ! Ce piano si narratif (BWV 913, 914) prend le temps de creuser le son dans les passages lent dont on ressent les ombres dansantes de la viole de gambe (BWV 915), mais aussi, la ductilité et la souplesse du clavecin (BWV 912). témoigne d'un humour certain dans le bavardage (BWV 910) et sait faire patienter l'auditeur : sa narration est multiple et les choix qu'il nous propose apparaissent dans l'instant. Non-reproductibles !

L'aboutissement technologique et sonore de ce piano joint à la réflexion de l'interprète confronté à la transcription inévitable de la partition, trois cents-ans après sa composition, réunit finalement deux imaginaires et des mondes inconciliables. Du moins, le croyait-on. Voilà donc une proposition musicale passionnante qui apporte un éclairage nouveau sur ces œuvres.

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