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Passionnante étude de l’avant-garde musicale sous le franquisme

Depuis quelques années, nombres d'études ont traité des rapports entre les artistes et les dictatures, qu'il s'agisse de l'URSS, de l'Allemagne nazie et de l'Italie fasciste – dans une moindre mesure. Voici le premier ouvrage d'importance en langue française consacré à l'Espagne franquiste.

Le sous-titre de l'ouvrage, « tant que les révolutions ressemblent à cela » fait référence à une citation de Franco visitant une exposition d'avant-garde. Elle résume avec cynisme, le sujet de la brillante thèse de doctorat d'Igor Contreras Zubillaga. L'auteur aborde en détail, le rapport des artistes espagnols avec le pouvoir. Un lien pensé sur le temps long, fait d'attentisme, de censures, de méfiance, mais aussi de liens productifs entre le franquisme et des artistes pour la plupart célébrés. La création et, plus particulièrement l'avant-garde composèrent avec un régime décrit comme « hostile envers la démocratie, le libéralisme, le communisme, le matérialisme et l'athéisme ».

De fait, les artistes ont “jonglé” de manière parfois schizophrénique avec un État qui a géré la société espagnole sous trois périodes : un état totalitaire entre 1939 et 1945, national-catholique et corporatiste jusqu'à la fin des années cinquante puis technocratique et en croissance économique – desarrollismo – jusqu'à la mort de Franco.

L'état des lieux de la musique en 1940 est édifiant. Le franquisme compte les talents, s'appuyant sur quelques personnalités majeures, réorganisant le paysage musical, distribuant charges, prébendes et distinctions. Les représentants les plus extrêmes du régime, les phalangistes de la première heure, disparaissent au profit de professionnels compétents qui dirigent les grandes institutions. Au lendemain de la guerre, de jeunes musiciens ambitieux œuvrent à la tabula rasa, copiant les concepts de l'avant-garde européenne de Darmstadt à Donaueschingen en passant par Paris. Ce sont les , , et , entre autres… Les esthétiques des années 30 sont jetées au bûcher avec autant de vélocité par cette nouvelle génération que par l'église d'Espagne, premier soutien du régime. Celui-ci a pour ambition de donner une image d'ouverture à l'étranger. Les échanges internationaux se multiplient donc avec l'impératif de promouvoir une musique authentiquement espagnole. En somme, réunir sous une même bannière, la zarzuela, Granados, Albéniz, l'exilé Falla, Rodrigo, les compositeurs postsériels, le radicalisme du Groupe Nueva Musica apparu en 1958 et jusqu'au Laboratoire de musique électroacoustique Alea des années 70.

Le régime évite finement toute ingérence en matière esthétique. Au début des années 60, Madrid programme Boulez, Pousseur et Maderna. L'organisation de manifestations d'envergure internationale devient l'une des vitrines des réformes du pouvoir, prêt à soutenir la culture, à condition que les messages artistiques ne soient pas politiques et alors même que les opposants sont pourchassés sans pitié. C'est la politique de la carotte et du bâton ! Dans les années 60 et au cours de la décennie suivante, des mécènes privés soutiennent la création, vécue comme le symbole de la réussite économique spectaculaire du pays. Cette ouverture du pays prend des proportions étonnantes jusque dans la quête fantasmée d'un empire espagnol aux Amériques, la récupération d'auteurs républicains, l'invitation de critiques musicaux (les Français ne sont pas en reste et rarement déçus par le foisonnement musical de l'avant-garde) et d'icônes de la musique de l'époque. L'Américain John Cage, à qui on demande s'il n'est pas gêné de faire jouer sa musique en Espagne, répond : « un artiste qui vit dans l'Amérique de Nixon… pourquoi ne pourrait-il pas travailler dans l'Espagne de Franco ? ».

Le régime goûte aux surenchères des provocations de toutes les avant-gardes, arguant non sans ironie, qu'il autorise même à ce qu'elles soient exportées dans les pays communistes… Il reprend à son compte les valeurs anglo-saxonnes et d'une Europe sortie de la guerre, tout en préservant, envers et contre tout, une identité ibérique. Au début des années 70, l'État surveille davantage les mouvements artistiques dont certains se politisent plus durement. Pour autant, les premiers attentats terroristes de l'E.T.A soudent la grande majorité des artistes contre les violences.

Igor Contreras Zubillaga montre avec beaucoup de finesse et sans aucun a priori esthétique, la transition, après 1976, vers une démocratie entraînant une « amnistie musicale ». Certains des grands noms de la musique espagnole tentent de justifier leur action car ils sont accusés d'avoir assuré la stabilité de l'État. Presque un demi-siècle après le retour de la démocratie en Espagne, le bilan de la création contemporaine sous la dictature franquiste étonne : celle-ci n'a pas entraîné un effondrement brutal de la vie musicale foisonnante des années 20 et 30. Bien au contraire. Quant à l'avant-garde, elle ne fut ni résistante, ni-collaboratrice conclut l'auteur de cet excellent ouvrage.

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