- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Anne-Louise Brillon de Jouy, une révélation pas indispensable

Grand Piano, la filiale de Naxos axée autour du répertoire pour clavier, célèbre en première mondiale, treize sonates d' interprétées par .

Anne-Louise Boyvin d'Hardancourt, a priori sans lien de descendance avec l'organiste rouennais, naquit à Paris en 1744, au sein d'une famille mélomane. Elle épousa à dix-neuf ans un noble magistrat de vingt-deux ans son aîné, Jacques Brillon de Jouy. Son rang lui permit de veiller personnellement à l'éducation générale et musicale de ses deux filles et de jouer un rôle social de premier plan dans le Paris mondain des derniers feux de l'Ancien Régime. Dans les années 1770-1780 principalement, elle tenait salon où était invité le gratin du monde intellectuel, artistique et culturel parisien, européen ou même mondial. Claveciniste et pianofortiste réputée, elle composa beaucoup, à la fois dans le domaine de la mélodie et de la romance, et surtout celui de la musique de chambre où le clavier se taille la part du lion. Christine de Pas, première biographe de la compositrice, et Aliette de Laleu, journaliste sur France musique, retracent dans la meilleure part de cette notice de présentation un portait psychologique et historique très fin et détaillé, et pour tout dire passionnant de la compositrice-instrumentiste.

Toutefois, l'attrait historique incontestable de cette figure fer-de-lance de l'émancipation sociale, culturelle et musicale de la femme, ne peut compenser les relatives indigences et naïvetés formelles et harmoniques des treize œuvres ici compilées. On fera vite l'impasse sur une sonate de jeunesse ouvrant le présent volume ; l'articulation globale et l'écriture en sont vraiment maladroites avec ces interminables déambulations aux finalités assez floues, masquant à grand peine une pensée mélodique ou architecturale assez insigne.

L'essentiel du double album est dévolu à la « révélation » en première mondiale du Troisième recueil de sonates pour piano avec accompagnement ad libitum : est donc sous-entendue la présence d'un instrument mélodique (flûte ou violon) non ici convoqué, car la partie en serait fruste et de second plan selon Deborah Hayes, co-signataire d'une notice bibliographique assez nébuleuse. Avouons que par exemple, dans la présente réalisation, il semble pourtant manquer une voix supérieure au cantabile de la sixième sonate, à l'orée du second disque.

Ce recueil pose d'ailleurs plusieurs énigmes. Il s'agit d'un manuscrit non autographe, dû à un copiste qui aurait compilé les œuvres – à la demande de l'auteure ou de la famille – pour un usage privé. La destination affichée des pièces uniquement au pianoforte, reste sans doute discutable, vu certains traits instrumentaux mieux séant au clavecin. La chronologie des compositions demeure floue et la rédaction, vu les styles divers convoqués, doit en être temporellement assez éparse. La pochette est d'ailleurs ambiguë quant aux dates de compositions : 1760-1770 selon la jaquette, et plus probablement 1775-1783 selon le musicologie Bruce Gustafsonn cité dans le corps du texte.

Nous avouons notre perplexité face à la terrible neutralité expressive de ces pages et à la multiplicité des influences esthétiques parfois contradictoires. L'articulation en deux temps contrastés de onze de ces œuvres se situe dans la descendance des « couples » de sonates de Domenico Scarlatti, mais sans la bouillonnante invention du modèle italo-espagnol présumé… Seule la septième, en si bémol majeur, l'une des mieux venues, et sans doute plus tardive, échappe à ce modèle quelque peu émoussé, grâce au balbutiement pré-classique d'un plan en trois mouvement plus français ou viennois. Ailleurs stylistiquement, se joignent aussi l'influence de la romance alla francesca, ou celle du lamento opératique dans la lignée gluckiste.

Sur le plan de l'écriture instrumentale, et au-delà de quelques relatives audaces pyrotechniques (mains croisées, notes répétées, octaves brisées, gammes en tierces…), force est de constater la banalité des formules d'accompagnements, et des enchaînements harmoniques avec ces interminables séquences de basses d'Alberti, la pauvreté de l'inspiration mélodique et du jeu polyphonique parfois simplement réduit à l'opposition à l'octave des deux mains sur de longues séquences, l'absence de canevas contrapuntique et l'insuffisance des schémas formels ou harmoniques qui affublent ces « squelettes » d'œuvre (pour reprendre l'expression de Beethoven à l'égard des schémas inculqués par ses professeurs).

Bref, il manque à ces pièces la ligne directrice d'un canevas formel et la puissance d'une évocation mélodique. Évoquer, comme le fait l'interprète, pour cette musique les capacités « d'accumulation d'énergie partir de motifs non mélodiques un peu à la manière de Beethoven et Schubert » nous semble hors de propos. Et pour rester en France à une époque juste un peu postérieure, les sonates pour pianoforte d'un Nicolas Méhul ou surtout d'un Hyacinthe Jadin seront réalisées avec un tout autre degré d'accomplissement scriptural, de discipline formelle et de capacité expressive !

Là où la vélocité du pianoforte ou le toucher léger d'un clavecin auraient pu faire mouche, , a préféré un Steinway modèle D. L'instrument moderne, très lourd pour ce répertoire, et joué sans beaucoup de nuances, est de surcroît, assez mal réglé et harmonisé, et capté dans une acoustique de boîte à chaussures. L'interprétation souvent brutale et expéditive, tourne à l'exercice digital mécanique ; on est loin de la fraîcheur native promise dans le livret.

(Visited 574 times, 1 visits today)