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Edgard Varèse, un homme de son temps

C'est la troisième monographie chez bleu nuit, après celles d'Erik Satie et de Kurt Weill, que signe Bruno Giner, compositeur et musicographe à la plume acérée qui dresse un portrait captivant du fondateur de la pensée musicale contemporaine, .

Balayée l'image romantique de l'artiste maudit retranché dans sa tour d'ivoire ! Varèse le bourguignon (1883-1965) fut un homme actif, un bâtisseur, un rassembleur d'une puissance peu commune qui a multiplié les voyages, de Paris à New York, de Berlin à Los Angeles, voire à Santa Fe, là où il ressentait une promesse de vitalité artistique et culturelle. Homme de contact, il a tissé des liens forts avec ses contemporains, musiciens (il sera l'ami de Debussy et de Strauss), mais aussi peintres et écrivains. Attaché au chant choral (il avait une passion pour les anciens polyphonistes), il fonde plusieurs ensembles vocaux (dont le Greater New York chorus) qu'il dirige. Six ans après son installation à New York, il crée L'International Composer's Guild avec Carlos Salzedo, un organisme de concerts soutenu par le mécénat et dédié à la création contemporaine, quelques trente-cinq ans avant le Domaine musical de Pierre Boulez. Beaucoup de ses partitions restent inachevées ou sont perdues, de nombreux projets avortés, notamment cette institut qu'il voulait fonder pour réunir dans un même élan de recherche musiciens et scientifiques, selon ses conceptions d'un art-science qu'il a portées toute sa vie.

L'intégrale de son œuvre tient en deux CD, c'est dire la concentration d'un catalogue (quinze opus) où les titres d'Amériques, Hyperprism, Octandre, Intégrales, Ionisation, Ecuatorial, Arcana ou encore Déserts (œuvre mixte dont la création à Paris en 1954 suscite un scandale mémorable) pointent autant d'œuvres rares et inaltérables. Avec le Poème électronique (1958), musique électroacoustique destinée à sonoriser le « Pavillon Philips » à l'exposition universelle de Bruxelles, Varèse réalise, selon les termes de l'auteur, « le rêve absolu de toute son existence de créateur » et entend pour la première fois « sa musique projetée dans l'espace ».

Une douzaine de portraits superbes du compositeur, seul ou avec sa deuxième épouse Louise, de nombreuses photos de musiciens, d'artistes, d'interprètes, à la flûte (Density 21.5) mais aussi au thérémine (Ecuatorial), des clichés d'époque et quelques « prototypes » comme le magnétophone Ampex et la sirène à manivelle, outils dont va s'emparer le compositeur-chercheur pour bâtir son monde, illustrent un propos tout à la fois précis et percutant. Appréciables également sont les textes donnés in extenso des œuvres vocales, les nomenclatures instrumentales des partitions (percussions comprises) et ces fiches didactiques sur fond noir émaillant l'ouvrage (extraits du Manifeste de L'International Composer's Guild, zoom sur quelques nouveaux instruments, biographies d'artistes, etc.) qui contextualisent le propos et éclairent la trajectoire.

« Ni précurseur, ni visionnaire », lance Bruno Giner au début de son livre, à l'adresse d'un compositeur qui n'a jamais cessé d'aller de l'avant. Si la formulation bouscule un rien nos convictions, elle se fait l'écho des propos mêmes du compositeur, propos dont on se délecte dans la « coda » de l'ouvrage : des aphorismes varésiens sur l'art, sur la musique et les compositeurs, sur la critique musicale et le public des mélomanes, exprimant tout à la fois la lucidité et la radicalité d'un penseur au caractère bien trempé : une perle pour refermer cette étude passionnante.

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