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Lukullus de Dessau et Brecht, retour sur une modernité oubliée

Mal servie par une mise en scène brouillonne, l'œuvre parvient à démontrer malgré tout sa force, notamment grâce au chef .


Il y a au moins une bonne raison de se rendre à Stuttgart pour ce spectacle, la curiosité pour une œuvre rare, avec comme librettiste un des plus grands écrivains du siècle précédent. Créé avec succès en 1951, interdit rapidement et jusqu'à 1957 dans l'Allemagne sous emprise stalinienne, ce premier opéra écrit par et l'un de ses principaux collaborateurs musicaux a eu du succès en Allemagne de l'Est et même à Paris où il a été présenté en tournée ; depuis 1989, il est plus rare sur les scènes, pour des raisons idéologiques bien plus qu'artistiques.

L'œuvre, cependant, est inhabituelle par sa genèse, qui laisse des traces dans sa structure même. C'est d'abord pour une pièce radiophonique que Brecht a conçu sa version de l'histoire du général Lucullus, gastronome et héros des guerres contre Mithridate, et c'est d'abord pour la radio – avant d'opter pour une création scénique – que Brecht et ont conçu leur opéra. Il faut donc s'accommoder de narrateurs qui encadrent les différentes scènes, et que la représentation publique rend superflus. L'histoire est fort simple : une fois mort, que reste-t-il de la gloire du grand guerrier ? La pièce radiophonique s'appelait L'Interrogatoire de Lucullus, et se terminait par le tribunal sortant pour délibérer ; l'opéra est plus univoque et se termine en contre-triomphe, par la condamnation de Lucullus au néant, parce que Brecht voulait offrir un final efficace au public d'opéra.

Il y a une réelle émotion dans certaines scènes : la vieille Tertullia qui explique à Lucullus que tout ne va pas se passer comme il le croit, en douceur, comme à un grand malade, est l'occasion pour d'une très belle apparition, riche d'humanité ; la plainte de la poissonnière, qui connaît la guerre parce qu'elle lui a pris son fils, est d'une beauté et d'une tristesse poignante – Maria Theresa Ullrich, d'une sobriété parfaite, fait honneur à la troupe à laquelle elle appartient. Moins immédiatement brillante et séduisante que la musique composée par Kurt Weill pour Brecht, la partition de Dessau est néanmoins d'une grande richesse, l'esthétique du cabaret jouant un rôle beaucoup plus secondaire – l'utilisation du trautonium, un précurseur de la musique électronique, est aussi intrigante que celle d'un accordéon soliste, ou encore l'absence de violons et d'altos dans l'orchestre.

Refus du politique

Comme souvent avec les œuvres les plus politiques du répertoire lyrique, on regrette que le collectif signant la mise en scène ait plus eu le souci du divertissement que développé une démarche politique et artistique. Insister ainsi par un long prologue sur le cortège funèbre de Lucullus ne fait que reculer la présentation des enjeux de l'œuvre ; multiplier les associations et les perspectives, dans une confusion scénique perpétuelle, avec des vidéos constamment redondantes, c'est une dérobade, un refus de choisir, comme si la mise en scène devait dire exactement tout et aussi son contraire. Dans l'interview que donnent les responsables du spectacle, Brecht est souvent invoqué, mais sa pensée théâtrale est on ne peut plus éloignée : stimuler le spectateur, oui, le divertir bien sûr, mais Brecht parle à la raison, et la surcharge sensorielle n'est certainement pas sa manière de faire. Même le thème central de l'œuvre, pourtant si actuel, ce besoin d'un homme fort, d'un grand homme, n'est pas traité.

Un tel spectacle est, au fond, le sommet de l'opéra culinaire, qui remplit l'estomac à satiété et au-delà, et cela suffit à certains, qui veulent passer une bonne soirée, mais pas à ceux qui veulent aller à la rencontre de l'œuvre. Le nom du collectif essentiellement féminin qui réalise cette production est , littéralement Frapper et Poignarder : le moins qu'on puisse dire est que ce spectacle complaisant est loin de ces percutantes promesses.

Heureusement, la fosse accueille un maître d'œuvre autrement plus convaincant en la personne de , vétéran de la baguette et défenseur infatigable de la musique contemporaine, notamment à l'opéra. Au moins musicalement, les enjeux sont clairs, les contrastes et les ruptures de styles voulus par Dessau clairement affirmés. Heureusement également, le rôle-titre, que Kontarsky décrit comme « un des rôles de ténor les plus difficiles », « diaboliquement difficile » est tenu par , qui s'en empare sans trembler : à la fois un vrai héros, avec la puissance et les aigus qu'il faut, et un personnage comique par ses outrances même. Toute la troupe de Stuttgart s'engage aussi bien musicalement que scéniquement au service de l'œuvre : malgré la confusion scénique, ils parviennent à nous convaincre que, malgré tout, la soirée méritait vraiment le voyage.

Crédit photographique : © Martin Sigmund

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