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Deux stupéfiantes neuvièmes de Mahler en concert sous la direction de Karajan

Grâce au label St-Laurent Studio qui a publié deux concerts de la Symphonie n° 9 de Mahler du Philharmonique de Berlin, nous disposons désormais de quatre témoignages de l’œuvre sous la direction de Karajan. Tentons une confrontation entre ces lectures passionnantes.

Revenons brièvement sur les deux gravures “officielles” parues chez Deutsche Grammophon. Chronologiquement, la version studio captée entre novembre 1979 et septembre 1980, à la Philharmonie de Berlin, est caractéristique du “label sonore” de l’orchestre de cette période : perfection de la mise en place, réglage millimétré des timbres et des couleurs. L’interprétation “étouffe”, tant la matière sonore a été travaillée. Une certaine idée de la beauté, de la perfection s’impose. L’auditeur ne perçoit aucun abandon, aucune résignation dans cette lecture : le combat a cessé y compris dans le Rondo – Burleske. Mahler est déjà passé de l’autre côté, il est « dahin » selon l’expression allemande.

Paru également chez DG, le concert du 30 septembre 1982 capté durant les Berliner Festwochen, achève une série de prestations dans lesquelles l’orchestre a parfait son interprétation. Spécifié en tant que “live”, l’enregistrement possède toutes les caractéristiques d’un son “studio”, à tel point que les deux lectures sont très (trop ?) proches l’une de l’autre. Imaginons sans peine le travail d’équilibriste auquel fut confronté l’ingénieur du son Günter Hermanns que Karajan appelait à n’importe quelle heure pour modifier telle ou telle balance sur tel ou tel instrument… Cela étant, certains pupitres comme les bois dans le second mouvement jouent plus librement parce que le chef n’a pu tout contrôler. Un léger supplément d’âme et un finale magistral.

Les deux concerts de St-Laurent Studio sont des captations de 1982, dans la foulée du DG berlinois. Les micros de la prise du 1er mai 1982, à la Philharmonie, sont placés en retrait, dans le premier tiers de la salle. La dynamique et la définition s’en ressentent. Karajan n’aurait probablement pas accepté cette diffusion entachée d’un très léger souffle. Qui plus est, le cor solo n’est pas en forme et l’orchestre paraît fatigué. Il met du temps à trouver ses marques, reconstituant son énergie à tel point que l’Andante commodo souffre de baisses de tensions. Celles-ci sont compensées par une noirceur des attaques, les pupitres des cuivres forçant leur impact percussif. De fait, le phrasé est raccourci et le Rondo-Burleske passe en « mode automatique ». L’orchestre est d’une efficacité impressionnante, mais aux antipodes des lectures viennoises. Le finale rachète la monochromie des trois mouvements précédents. On ne sait pourquoi, mais l’émotion surgit enfin. L’époustouflante beauté des cordes traduit le bouillonnement de la vie, mais nullement une quête spirituelle comme on la devine si présente chez Abbado, Bernstein ou Haitink, les trois chefs avec Berlin. Sous la baguette de Karajan, la musique jaillit dans un climat panthéiste. Unique et bouleversant.

Les micros de la Radio autrichienne sont ouverts le 27 août 1982, à Salzbourg. Nous sommes un mois avant le “live” DG évoqué plus haut. La prise de son est meilleure qu’à Berlin. La concentration y est supérieure. La symphonie prend forme dans une atmosphère crépusculaire avec des teintes marbrées. Dans l’Andante commodo, l’orchestre réussit des pianissimi extraordinaires. Voilà une lecture qui s’inscrit dans une quête du fantastique, éminemment romantique, berliozienne si l’on voulait forcer le trait. La lutte engagée est épique, d’une grandeur tragique et le Rondo-Burleske annonce la catastrophe avec une logique de cataclysme que rien ne peut arrêter. Tout l’impact sonore célèbre la mort de l’ère tonale. Le son brut du Philharmonique de Berlin, en tournée – si différent de celui chez DG – est d’une violence expressive sidérante. Les risques pris en termes de contrastes, d’attaques, de changements de rythmes sont permanents. Karajan conduit une gigantesque et terrifiante kermesse sonore. Le finale est le plus beau des quatre gravures. C’est la quête à la fois de la pureté, d’un voyage vers l’essence même du chant alors que la partition d’une immense complexité est gorgée de chromatisme. Certains épisodes sont proprement géniaux comme la sérénade que s’offre la petite harmonie, parenthèse chambriste au cœur de l’immense vague sonore. Cette interprétation pose une question essentielle et propre à la pensée mahlérienne : faut-il se résoudre à quitter cette Terre dans l’apaisement ? Est-ce déjà le moment de la résignation, au bord du précipice et, peut-être, de l’anéantissement ?

Proposons un classement pour ces quatre versions. La gravure DG “live” des Berliner Festwochen demeure prioritaire, ne serait-ce que par le confort d’écoute. Juste après, plaçons le “live” exceptionnel de St-Laurent Studio à Salzbourg puis le concert en studio (DG) et enfin, le “live” de la Philharmonie paru chez de St-Laurent Studio. Pour l’anecdote, au mois d’octobre de l’année 1982, l’orchestre donna, à deux reprises, la Symphonie n° 9 lors de sa tournée, aux Etats-Unis. Ces concerts ont-ils été enregistrés ?

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