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Les ravageurs adieux zurichois de Nikolaus Harnoncourt enfin publiés

La label suisse Prospero publie enfin les bandes des ultimes concerts de à la Tonhalle de Zürich en novembre 2011. Sont opposées plus que réunies la Sérénade « Gran Partita » de Mozart et la Symphonie n° 5 de Beethoven.

Le 10 février 2011 s'éteignait à quatre-vingt huit ans Claus Helmut Drese, ancien intendant de l'Opéra de Zürich. Dès ses débuts sur place, il avait invité à assurer la direction musicale de la trilogie montéverdienne confiée scéniquement à Jean-Pierre Ponnelle. Le chef autrichien dirigea là, par la suite, ses premiers opéras de Mozart dans la fosse, dont entre autres un Idoménée appelé à faire date.

Pour cet ultime concert de novembre 2011, dédié à la mémoire de Drese, Amadeus était derechef convié pour une très singulière Sérénade « Gran Partita » KV 361 tantôt pulpeuse, tantôt ironique cérémonie des Adieux : une vision entre rires et larmes, entre drame intense et confidences intimes (les trios des deux menuets !), dont le sublime adagio se mue en procession quasi funèbre, la romance en sublime et crépusculaire oraison. Amoureusement préparée dans le moindre détail l'été précédent, en la demeure austère de St-Georgen du maestro, par douze vents solistes et une contrebasse à cordes (dont sont tirés de surprenants effets au fil du pénultième thème et variations) issus de la phalange locale hélvétique, cette présente captation n'est pas sans quelques minimes scories liées aux aléas du direct – un hautbois premier soliste au son un rien pincé et nasillard, des cors faiblards à l'orée de l'adagio – ni sans quelques énoncés disruptifs, tels ceux du premier thème du Molto allegro liminaire ou de l'ultime reprise du second menuet expédié prestissmo, bien dans la manière théâtrale et dramatique si typique du chef : le final affiche une hardiesse presque intrépide par ses rebonds rythmiques presque rageurs. Mais il règne aussi ailleurs, dans les vastes espaces nocturnes des mouvements intermédiaires, un sentiment d'indicible sérénité presque fraternelle – les échanges entre clarinettes et cors de basset – de fragile beauté entre instantanéité hédonisme et geste architectural. L'élévation du discours musical y reste toujours à hauteur d'homme, subtile exploration des replis de l'âme, sans l'écrasante monumentalité d'un Klemperer ou sans les abysses métaphysiques d'un Furtwängler (tous deux chez Warner). Harnoncourt par cette alternance de force et de tendresse, d'emportement et de sagesse, tourne le dos à son propre enregistrement « officiel » de studio avec les Wiener Bläsersolisten (Teldec/Warner, 1984), disque-manifeste bien plus univoque et quelque peu péremptoire de linéarité.

En seconde partie de ces concerts, , musicien du « Tragique » par excellence, convoque Beethoven pour une torrentielle (re)lecture de la Symphonie n° 5. Des diverses versions sous sa direction aujourd'hui couramment disponibles, voici sans aucun doute la plus radicale, la plus discutable mais aussi la plus passionnante, l'ultime enregistrement live pour Sony avec le Concentus Musicus se révélant, en comparaison, de conception proche mais d'avantage classique et unitaire dans sa réalisation destinée au disque, malgré un contexte là aussi live. A Zurich, l'approche interrogative au plus près du texte n'empêche nullement ici une restitution de l'œuvre hautement suggestive et personnelle.

Le premier mouvement atteint une raucité implacable et incendiaire par ses tempi échevelés mais assumés, par le travail sur le «grain» sonore, (cordes senza vibrato, petite harmonie très présente et sèchement articulée, cuivres pointus, présence des timbales) que par ces tempi échevelés ou par ces ruptures discursives quasi expressionnistes (tempo fluctuant, retard « calculé » de l'attaque des cors à 0'43 ou à 2'05 , generale-pause prolongée et angoissante lors de la coda à 5'50, aux ultimes mesures précipitées accelerando, à la limite de l'implosion). Rarement le Destin aura-t-il été ainsi saisi à la gorge ! L'Andante con moto respire davantage, avec un très subtil éclairage des voix secondaires, avec cette alternance ambivalente d'ambiances tantôt nostalgiques tantôt conquérantes, avec de très solides assises des cordes graves. Le scherzo – joué comme à l'habitude pour Harnoncourt avec sa grande reprise – et le final enchaîné sont plus proches de conception des autres enregistrements du maître, notamment dans l'articulation et l'agogique du fugato du trio, ou le surlignage des détails d'orchestration (choral de trombones, traits irradiants du piccolo) mais sans, par exemple, l'excentricité étonnante des accords conclusifs de l'ultime captation viennoise. Cependant, règne ici avant tout cette force mate, cette urgence de l'instant, cette électricité palpable et suffocante liée au direct dans ce contexte si particulier d'Adieux à un orchestre chéri. Après un dernier accord d'une puissance tellurique et dévastatrice, (oserions-nous dire karajanesque ?) le public ne rompt un long silence pour de très enthousiastes vivats qu'après plusieurs secondes, estomaqué par cette écrasante leçon de rhétorique quasi guerrière et cette vision de l'œuvre placée sous tension permanente.

Il est heureux que ces concerts à l'aura légendaire aient pu reparaître cinq ans après la disparition de Nikolaus Harnoncourt, avec l'aval de la veuve du maestro dans des conditions techniques idéales, et avec le support d'une présentation luxueuse. Pour compléter ce portrait idoine d'un artiste en perpétuelle interrogation, quelques extraits des répétitions des deuxième et troisième mouvements de la Symphonie n° 5 montre à quel point la dialectique discursive du chef s'éloigne du simple texte pour rejoindre, par des images suggestives, la plus palpable des réalités musicales. En soi, cette précieuse dizaine de minutes – hélas uniquement traduite en anglais dans le libretto – demeure pour le profane une leçon de musique, par delà les querelles autour d'une introuvable ou improbable « authenticité ».

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