- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Les envoûtements « Jugendstil » du piano de Béatrice Berrut

Les trois précédents albums de Béatrice Berrut étaient consacrés à Liszt et le dernier disque abordait les œuvres ultimes du compositeur. Comme un acte préparatoire à ce qui allait suivre. Comme si le dernier Liszt avait servi de passerelle à l’orchestre de Mahler et du jeune Schoenberg. Sous les doigts de l’interprète, les quatre partitions connaissent une stupéfiante métamorphose.

Tout part de Liszt… L’interprète débute un long texte de présentation pour expliquer sa démarche. Après tout, l’art de la transcription et de l’arrangement est réellement né avec Liszt et ceux-ci connaissent un renouveau saisissant depuis plusieurs années. Mais, à vrai dire, bien des travaux que nous entendons, outre leur dimension virtuose plaisante relèvent plus souvent du défi que de la nécessité artistique… Qu’est-ce qui diffère, en ce cas, dans la démarche de Béatrice Berrut ? À l’évidence, l’interprète de ses propres partitions a compris qu’il était illusoire de s’enfermer dans la quête d’une “orchestration” pianistique. Plus encore, elle a compris que le plus important, dans une transcription, est de soustraire des notes, d’alléger le poids des cordes, d’aller vers le centre du clavier, là où sont les alti, notamment, voix centrales chez Mahler et Schoenberg et pourtant brouillées dans la masse de l’orchestre. Enfin, elle ressent instinctivement et intellectuellement ce qu’est l’art de l’illusion, une démarche avant tout littéraire. D’ailleurs, dans le livret, elle imagine ces instants de vie des deux compositeurs, lorsque la plume tenue par leur main devient le prolongement de désirs et de doutes.

Schoenberg, tout d’abord. Béatrice Berrut a nommé “paraphrase” sa réalisation à partir du Sextuor La Nuit Transfigurée. Techniquement, il s’agit, en effet, d’une paraphrase. Musicalement, l’œuvre pianistique offre un “miroir”, celui d’une transcription juste – avec les cinq parties originales enchaînées – parce que vécue dans la profondeur du poème de Dehmel. Elle revit l’exaltation amoureuse de la confession d’une femme à son amant. Tour à tour gigantesque ballade (Chopin, Liszt) et épopée, cette page d’une demi-heure, tenue au bord de l’épuisement affectif est l’acte finale d’un opéra dont l’amour vainc la menace du drame et renoue avec l’espérance. L’harmonie wagnérienne mais aussi l’écriture de Brahms se combinent dans cette variation continue. Béatrice Berrut éclaire ainsi le passage du ré mineur en ré majeur, accompagnant l’épanouissement de l’amour entre l’homme et la femme. La narration fonctionne parce que chaque Luftpause s’impose comme essentielle, déterminant la suite du récit. On passe ainsi de la crainte à la lumière, de l’enfermement à la béatitude avec des accents parfois plus fauréens (Requiem) que brahmsiens dans les deux dernières parties qui composent un finale dont on aimerait qu’il ne s’achève jamais…

Mahler, ensuite. À ce jour, sont parues au disque et pour piano à deux mains, pas moins de sept transcriptions de l’Adagietto de la Symphonie n° 5 de Mahler. Certaines sont plus pianistiques que d’autres. C’est le cas des lectures de Katsaris, Tharaud, Hewitt. L’art de la suggestion et la faculté d’immobiliser le temps y est déterminant. C’est ainsi que l’on croit avoir perçu tel ou tel accord donnant à l’auditeur le sentiment qu’il l’a entendu alors que son oreille a compensé leur absence. Il faut, ici, dépasser les contraintes du non-legato du clavier pour colorer les résonances, jouer des frottements harmoniques nés de tonalités éloignées et qui provoquent une impression d’allongement du temps. L’écriture “lisztienne” de Béatrice Berrut se glisse dans les pas de Tristan et Isolde. Elle rappelle la première parution discographique de cet “exercice” par Alain Kremski (Auvidis), sans le rubato dont le pianiste était si friand, mais avec une intelligence de la phrase orchestrale aussi pertinente.

Le Tempo di Menuetto (deuxième mouvement) de la Symphonie n° 3 avait déjà été transcrit par Ignaz Friedman, en 1913. La confrontation entre les deux versions est riche d’enseignements. Si la première partie est très proche de la conception du pianiste polonais, le travail est profondément différent à partir de l’indication Istesso tempo. L’interprète s’éloigne d’une lecture purement pianistique – plus économe de notes aussi – multipliant traits en glissandi, accents de “mobilité” et effets sonoristes comme ces “miaulements” astucieux afin de ne pas rompre la fluidité des premiers violons et de la petite harmonie. Une touche acidulée d’expressionnisme fait écho à ce qu’écrivit le compositeur à son amie Natalie Bauer-Lechner : « C’est la chose la plus insouciante que j’aie écrite, insouciante comme seules peuvent l’être les fleurs. Tout cela ondule et se balance en altitude, aussi légèrement et gracieusement que possible […] mais, tout à coup, cela devient sérieux et grave. Il souffle comme un vent d’orage sur la prairie…». Sans altérer notre admiration pour Friedman, avouons notre préférence pour cette réalisation.

Alexander von Zemlinsky réalisa une transcription pour quatre mains du mouvement lent de la Symphonie n° 6. Il vaut mieux prendre la partition d’orchestre. Le travail est plus délicat encore car la ligne mélodique continue entre premiers violons et bois transforme cette page en un lied quasi-schubertien. Béatrice Berrut va bien au-delà de la pure transcription, jouant sur les arpèges dédoublés afin d’élargir sans cesse le spectre sonore vers les bois, utilisant le maximum d’ambitus, mains croisées. Elle écartèle les voix – procédé mahlérien par excellence – afin de créer au centre du piano un effet de vide dans lequel toute la puissance expressive peut s’engouffrer dans le climax. Très astucieusement, elle met en exergue tel ou tel pupitre comme le cor anglais, le cor, les glissandi des harpes, privilégiant la fluidité des arpèges, dosant la puissance verticale des groupes d’accords dont les vibrations oscillent entre Wagner et Scriabine. Les procédés lisztiens sont à nouveau convoqués dans les tremolos qu’elle décompose dans le passage Misterioso et le basculement du thème renversé comme si l’on était devant un précipice (ici, ce sont les Deux Légendes du Hongrois qui reviennent en mémoire). D’un bout à l’autre, ce disque est décidément une splendeur.

(Visited 1 620 times, 1 visits today)