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L’Enfant et les Sortilèges visuels, vocaux et orchestraux à l’Opéra de Lille

La vision très imaginative et fantasque de L'Enfant et les Sortilèges signée Grégoire Pont et poursuit sa carrière itinérante pour quelques jours à l'Opéra de Lille, en partenariat avec l'Atelier Lyrique de Tourcoing. 

Colette pour le livret et Ravel pour la musique ont fait voler en éclat les canons opératiques traditionnels avec cette fantaisie lyrique qu'est l'Enfant et les Sortilèges. En une petite heure de spectacle, la perspective du Monde s'inverse : c'est l'enfant qui, comme d'un coup de baguette magique et coléreuse, prête vie par animisme aux objets et humanise les animaux, quelque part entre mondes réel et imaginaire : le ressentiment d'un environnement aussi étrange que parfois menaçant servira de leçon de vie au gamin tyrannique, recouvrant par pitié pour un écureuil blessé, sa tendresse naturelle et apaisée en l'ultime réplique : « Maman ! ».

 

Grégoire Pont, par sa conception et réalisation vidéo, a totalement repensé l'espace scénique en inversant la perspective habituelle de l'institution-opéra. L'orchestre est sur scène, en arrière-plan, isolé du reste du plateau par un écran de tulle translucide sur lequel sont projetées les images vidéos au débit et à l'imagination irrépressibles, inspirées des graphismes enfantins ou de l'art urbain du graffiti. Surgit comme par magie au premier coup de colère de l'enfant (on songe à un apprenti-sorcier en devenir) toute une évocation virtuelle en parfaite connivence avec le jeu scénique des solistes et avec la mise en espace de . Tous ces effets visuels s'enchaînent avec un naturel confondant de fluide rapidité et avec une délicate et parfois décalée poésie, en parfait accord avec le livret : ils soulignent l'humour prodigue et la fine théâtralité, avec l'apport d'une technologie et d'un décorum ad hoc même si l'auteur et sa librettiste voici presque un siècle ne pouvaient en supposer l'immanence. Ainsi, fictivement, et dès le générique d'où émerge le titre de l'œuvre d'un fouillis de gribouillis, par le truchement du dessin animé crayonné, la théière et la tasse chinoise se brisent sous nos yeux, la pendule sans balancier est devenue comme folle, le fauteuil et la bergère se disloquent en deux temps trois mouvements, pastourelles et pâtres de la tapisserie martyrisée s'évanouissent sur la toile, les chiffres de la leçon d'arithmétique partent en vrilles et spirales avant de s'effondrer virtuellement sur le plateau, le vague flirt des deux chats se termine en infernal pugilat tout de blanc et de noir. Ailleurs ce sont les lumières de Christophe Chaupin qui créent l'illusion d'un monde onirique : des ailes poussent dans le dos de la Fée immaculée, le Feu déchaine ses flammes dévorantes. Mais c'est avec l'atmosphère nocturne d'une mystérieuse et menaçante forêt au dernier tableau – où arbres et animaux rappellent à l'enfant combien il s'est mal comporté – que cette mise en espace aussi savante que récréative atteint toute sa plénitude par sa force poétique suggestive et ses couleurs rappelant l'univers des peintres « naïfs » – le douanier Rousseau en particulier – et nabis (par exemple un Maurice Denis).

Conçu comme un spectacle en soi, sans prélude, entracte ou complément (donc point d'Heure espagnole ou de ballet Ma mère l'Oye, comme parfois l'on fait pour « compléter » la donne), cette fantaisie lyrique se veut avant tout familiale, et par les divers niveaux de lectures ainsi proposés, avec tout le confort moderne d'une technologie vidéo de pointe, s'adresse à un public multigénérationnel.

On peut compter sur une distribution vocale très homogène, dominée par l'incarnation très spontanée et assez irrésistible par son impeccable vocalité de l'Enfant selon Catherine Trottman. Mais tous les solistes – comme toujours titulaires de plusieurs rôles – méritent d'être associés à cette splendide réussite. est à la fois une mère distante et impavide, une inénarrable tasse chinoise chagrine et brisée, et une libellule cruellement sacrifiée. impose une stature hiératique aux rôles du Feu et de la Princesse, mais est aussi un stratosphérique rossignol. émouvante en pâtre est aussi une chatte aux exquis miaulements et un émouvant écureuil blessé. Dans des rôles un rien plus secondaires, imprime sa fine musicalité tant en Bergère qu'en Pastourelle. Le ténor est d'un chic fou en théière au sabir vaguement anglophile et d'une virtuosité presque insolente en professeur d'arithmétique. impose une autorité tantôt folle en horloge détraquée, tantôt plus canaille encore en chat irrévérencieux. , avec son timbre plus noble de baryton-basse s'impose par le hiératisme de sa stature dans les rôles de l'austère fauteuil bien abîmé et du vieux chêne meurtri. Les chœurs locaux bien préparés par sont à la hauteur de l'enjeu, et insistons aussi sur le travail du chef de chant Emmanuel Olivier, débouchant sur une articulation particulièrement soignée et subtile de la langue française, de sorte que les sur-titrages, peut-être utiles pour le jeune public présent en nombre, se révèlent superfétatoires pour les adultes.

Mais il faut associer à cette réussite l'ensemble Les Siècles, avec son instrumetarium d'époque – les vents français si typiques, dont des bassons et contrebassons si savoureux, les cordes feutrées et vif-argent, les cors veloutés – menés avec élégance raffinement et dramatisme par , assistante habituelle de François–Xavier Roth, et à l'aube sans doute d'une belle carrière internationale. Parfois, sous la direction de leur chef fondateur, l'ensemble « historiquement informé » peut donner l'impression d'une approche plus philologique que réellement interprétative ou originale des partitions ainsi « dépoussiérées ». Avec la cheffe, l'on retrouve ici une fluidité des contours, un sens naturel de la phrase dans sa conduite, une puissance évocatrice, une poésie sonore de tous les instants, si typiquement ravéliennes. Mais n'hésite pas, avec raison, à tirer la partition vers le pastiche (le swing jazzy du duo théière-tasse) ou la parodie des contemporains à la mode (la scène de l'horloge rappelant ainsi l'esthétique de l'éphémère groupe des Six) sous-entendus par un imprévisible Ravel pince-sans-rire et un brin moqueur.

En bref, sur tous les plans, ce spectacle, hélas presque trop court, nous apparaît donc comme une totale réussite, musicale, vocale, visuelle et scénique, atteignant l'essence ravélienne par le truchement du livret de Colette. C'est là sans doute une introduction idéale pour le jeune public au monde fantasmagorique et imaginatif de l'opéra autant qu'une belle leçon d'identification des timbres de l'orchestre et des solistes du chant.

Crédits photographiques © Michel Cavalca

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