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« Là-Haut » de Maurice Yvain : le Paradis, c’est les Autres

Avant une série de représentations parisiennes à l'Athénée, l'Atelier Lyrique de Tourcoing accueille solistes et orchestre des Frivolités parisiennes pour une revigorante et désopilante mais néanmoins très stylée remise au goût du jour de l'opérette–bouffe Là-haut de sur les lyrics tantôt humoristiques tantôt décalés d'.

Voici dix ans, et lançaient le projet d'une redécouverte de l'opéra-comique, de l'opérette-bouffe et de la comédie musicale (à la française ou internationale) avec des moyens optimaux doublés d'une totale recréation artistique actualisant le propos par des mises en scène percutantes. L'orchestre est ici déployé dans sa grande formation de trente-trois musiciens, ponctuellement intégré scéniquement dans la courte fanfare qui sert d'aubade et d'accueil au « héros » Evariste pour son anniversaire.

Cette quasi-comédie musicale fut composée il y a presque un siècle sur mesure pour Maurice Chevalier qui venait de triompher dans Dédé de Christiné et Dranem, grande vedette du caf'conc depuis le début du siècle. L'argument est simple mais plus moral et métaphysique qu'il n'y paraît. Evariste Chanterelle, dandy parisien, se voit réserver la surprise d'une petite fête entre amis pour son trente-troisième anniversaire. Au moment du toast, il est pris d'un violent malaise, et dans une expérience de mort imminente se voit accueilli « là-Haut » dans l'antichambre du Paradis par quatre élues et le grand Saint-Pierre lui-même. Il rencontre Frisotin qui n'est autre que l'ange-gardien de sa « veuve » Emma : ce dernier l'observe de loin en loin, car elle est déjà courtisée ici-bas par le cousin Martel, un dadais aussi idiot qu'insistant. Dans le but de reconquérir son amour, et assisté de l'ange, Evariste obtient la permission de minuit pour redescendre bien en vie dans le jardin de sa villa parisienne. Aussitôt mis en présence, les deux tourtereaux se reconnaissent et se retrouvent amoureusement, tandis que Frisotin découvre les bonnes bouteilles de son hôte, tout en faisant une cour pataude à Maud, l'amour de jeunesse inavoué de son protégé ! Tous les quatre regagnent le paradis mais la colère de Saint-Pierre est terrible, tant à cause du retard que de la présence d'Emma, laquelle attend un heureux évènement ! Quand Frisotin propose qu'elle accouche « là –Haut » c' en est trop : le saint explose et envoie tout ce beau monde …au diable. Le final nous ramène donc ici-bas où Evariste reprend ses esprits, et réalise que tout cela n'était qu'un rêve. Le vrai paradis, c'est à Paris qu'il le vit au quotidien, entouré des Autres et surtout en compagnie de son épouse aimante et attentionnée.

Sur base de l'argument d'Yves Mirande et de Gustave Quinson, réussit une délicate alchimie des mots en parfaite osmose avec la musique spirituelle et entêtante de son complice compositeur , inspiré, lui, par le rythme des one-step, fox-trot et autres charleston, issus du music-hall ou de la comédie musicale anglo-américaine, mais transposée et adaptée à un univers musical bien français. Les paroles sont ainsi décalées par leurs allusions ( l'évocation du Faust de Gounod avec « Ange pur, ange radieux » ) surréalistes par leur à-propos (y a-t-il des lavabos Là-Haut ?) les rimes (trop) riches mènent au burlesque ( et dans vos flocons moelleux, dites-moi le !), les contrepèteries et autres inversions de syllabes (Aime-moi Emma) évoquant au futur un Bobby Lapointe, voire les calembours totalement déjantés (Ose, Anna!). La musique cultive par sa légèreté frivole mais aussi sa délicatesse un art bien français du divertissement façon Années folles : a le don à la fois de concocter des rengaines qui s'incrustent facilement dans la mémoire de l'auditeur, et de démultiplier par une réelle science de l'écriture et une culture musicale très étendue les clins d'œil (ou plutôt d'oreille) pour le mélomane plus averti : pastiche a capella par les quatre élues d'un motet renaissant, allusion inattendue mais très nette au mouvement lent de la Symphonie « La Surprise » de Haydn, imitation durant quelques mesures de l'harmonie debussyste lors de l'épisode du jardin , virtuosité syllabique vu le débit d'énonciation, dans l'héritage lointain de Rossini et bien entendu d'Offenbach, du final de l'acte II.

jouent donc avec plaisir et conviction la carte de l'actualisation, moyennant quelques coupures dans la partition et le rabotage millimétré des dialogues pour les rendre plus compatibles avec le rapport entre sexes en 2022. Le spectacle est ramené à des dimensions raisonnables (une heure quarante-cinq sans entracte). La dynamique d'ensemble s'avère irrésistible, tout en laissant aussi la place à l'improvisation personnelle actualisée (un couplet inédit et désopilant à la manière de Renaud (Séchan) ajouté au déjà très comique « Aime-moi Emma »). Mais, outre un orchestre stylé attentif et passionné, rythmiquement très en place, et impeccable d'intonation, on peut compter sur une distribution sans faille, où tous les artistes – au français finement articulé – s'avèrent autant comédiens que danseurs, et chanteurs dans un style vocal parfaitement adapté à la donne. Ceci est d'autant plus remarquable que pour la plupart, ceux-ci sont aussi connus dans de tout autres répertoires musicaux (opéras, musique baroque, création contemporaine, mélodies française ou lieder allemands…) mais ont tous adapté leur manière d'être et de chanter spécifiquement à ce répertoire si particulier.

incarne un Evariste à demi titi parisien à demi dandy branché, flanqué d'une ébouriffante tignasse : il inspire la sympathie par la sincérité de son incarnation doublée d'une très étonnante vocalité. , comédien de formation venu au chant notamment par le truchement de l'opérette, est un Frisotin du plus haut comique, élégant jusque dans ses scènes de soulographie au Chambertin ! est une Emma partagée entre émotion, fidélité par delà la « mort » (« être veuve en vérité ») et gouaille irrévérencieuse (« parce que »). fait également mouche en Maud par sa grande ambivalence de jeu entre nostalgie d'un amour de jeunesse révolue et nouvelle conquête. , par son insistance lourde et drolatique à la fois, s'impose en maladroit et opiniâtre Martel. Jean Baptiste Dumora est un Saint Pierre aussi autoritaire que péremptoire. Mention spéciale aussi aux quatre élues (Stéphanie Guérin, Faustine de Monès, Marion Vergez-Pascal, Mathilde Ortscheidt) toutes quatre élèves à l'académie lyrique Les Paris Frivoles, le « laboratoire » pédagogique de l'institution, permettant la formation de jeunes chanteurs à ce type de répertoire si spécifique.

La mise en scène de , résolument moderne – avec ces costumes actuels de – joyeuse et débridée et la scénographie de à la hauteur se révèlent très inventives, et permettent un passage très fluide d'un tableau à l'autre, de Paris en Paradis. Diverses idées et accessoires sont d'une invention assez délirante (la fanfare déjantée qui célèbre l'aubade festive d'Evariste, l'auréole géante en néon en guise d'ascenseur pour le Paradis, la file d'attente au sortir du Purgatoire transformée en salle d'urgences hospitalières, avec quelques figurants sous perfusion, le périscope descendu des cintres permettant l'espionnage d'Emma, les vapotages des Élues…). De même certains gimmicks (ascenceur orchestral « stochastique » du grave vers l'aigu ou inversement en guise de changement de décor musical, intonations et ponctuations religieuses caricaturales ou parodiques durant les scènes paradisiaques, clairon dévastateur de Frisotin pour rappeler la morale à l'ordre) par leur comique de répétition concourent à la totale et cocasse réussite de ce spectacle qui sera programmé au théâtre parisien de l'Athenée Louis-Jouvet à partir du 18 mars. Si vous aimez ce répertoire fantasque et léger, et l'humour fait musique avec un raffinement et une coguenardise toute française, courez-y !

Crédits photographiques ( les Elues/ et Jean-Baptiste Dumora/ / ©

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