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Michel Petrossian, le son et le sens

Le week-end arménien programmé dans le cadre du Printemps des Arts de Monte-Carlo affiche la création du ballet, Sept, les anges de Sinjar, une commande passée au chorégraphe et à deux compositeurs d'origine arménienne, et . C'est l'occasion pour nous d'entrer plus avant dans l'univers singulier de qui nous livre avec élan et sincérité ses réflexions sur la musique en tant que quête artistique autant que spirituelle.

ResMusica : Vous êtes né à Erevan en 1973. A quelle époque arrivez-vous en France et comment s'engage votre formation de musicien ?

: Je suis arrivé en France à la post-adolescence, avec le désir d'entrer au Conservatoire de Paris pour étudier la composition. J'ai d'ailleurs passé le concours d'entrée avec (nous partagions à l'époque la même passion pour Miles Davis !), concours qu'il a réussi contrairement à moi qui n'étais pas assez préparé. J'ai donc intégré d'autres établissements parisiens où j'ai bénéficié de l'enseignement d'excellents professeurs tels qu'Isabelle Duha (harmonie, contrepoint) à l'École Niedermeyer d'Issy-les-Moulineaux, d'Alain Louvier (orchestration) et de Jacques Charpentier (composition) au CRR de Paris (à l'époque il s'appelait Conservatoire supérieur) avant d'accéder au CNSM. Après une année chez Emmanuel Nunez dont l'enseignement trop dogmatique ne me convenait pas, je me suis retrouvé avec dans la classe de Guy Reibel, excellent pédagogue qui savait repérer les talents et les faire émerger : il n'est que de citer, parmi ses étudiants, Strasnoy, Adámek, Markeas, Mantovani, tous dissemblables ! C'est un grand praticien dans le domaine vocal et c'est certainement à son contact que j'ai commencé à beaucoup écrire pour la voix.

RM : Suit un épisode de votre vie où vous vous lancez avec passion dans l'étude des langues, chose qui vous éloigne de la composition.

MP : Je mène, à cette époque, une forme de quête spirituelle. J'ai commencé à lire les textes bibliques divers et variés et je voulais les étudier dans leurs langues originales ; à la fin de mes études au CNSM de Paris, j'ai fait une licence de théologie, pris des cours d'hébreu rabbinique à l'Institut Catholique de Paris (j'y ai même enseigné). J'ai obtenu un master de lettres classiques à la Sorbonne et j'ai commencé un doctorat qui m'a amené à apprendre une dizaine de langues, l'hébreu, le grec, l'ougantique, l'araméen, le babylonien… C'est également la période (années 2000) où j'ai cofondé avec Jérôme Combier l'ensemble Cairn, avant de partir à Jérusalem grâce à une bourse doctorale. Je voulais accéder à des temps plus reculés de l'Islam, je me suis intéressé au soufisme et j'ai beaucoup voyagé.

RM : Des années qui vous éloignent de la pratique musicale… Qu'est-ce qui vous ramène à la composition ?

MP : Une révélation ! En parlant ces différentes langues, je me suis rendu compte que les textes anciens étaient écrits pour l'oreille, qu'ils avaient une réalité sonore et que je pouvais faire passer cette dimension dans ma musique en lui donnant du sens, social et humain. Le désir de composer est revenu en force, lié également à un changement dans ma trajectoire spirituelle et dans ma vie personnelle. J'ai continué à découvrir des contrées éloignées et des pratiques ancestrales (l'Éthiopie où j'ai enregistré des cérémonies avec une centaines de femmes qui chantaient accompagnées de begena, de grandes harpes portatives à dix cordes) mais dans une optique de musicien et de compositeur. Je me suis racheté une virginité. J'avais perdu le plaisir que suscite la musique et je retrouvais l'envie d'écrire des partitions où fusionnent le son et le sens.

RM : L'année 2012 constitue pour vous un nouveau départ…

MP : C'est en effet l'année où je remporte le Prix de composition Reine Elisabeth (il n'existe plus aujourd'hui) avec mon concerto de piano, In the wake of Ea, une œuvre où il est question des cordes de la lyre babylonienne qui génère une série d'images et une forme d'expression assez dense. C'est une véritable mise en lumière de mon travail car la pièce a été jouée une dizaine de fois par les candidats pianistes. Elle m'a valu nombre de retours positifs et des engagements, aux États-Unis notamment, grâce au pianiste Andrew Tyson qui a assuré la création américaine de La lutte ardente du vert et de l'or pour piano seul au Carnegie Hall.

RM : Vous êtes ensuite choisi pour commémorer le centenaire du génocide arménien en 2015.

MP : C'est une autre date importante en effet ; avec Ciel à vif où j'utilise un certain nombre de textes, notamment l'épitaphe de Seikilos, la plus ancienne partition qui nous soit parvenu, je voulais rendre un hommage au peuple martyr de l'Arménie, exprimer un vécu collectif mais aussi une affirmation de vie. Cest une fresque pour récitant, chœur et solistes instrumentaux dirigée par Alain Altinoglu. L'œuvre a été créée au Théâtre du Châtelet et projetée par satellite sur la place de l'Opéra à Erevan ainsi que dans le monde entier.

RM : Vous parlez au sujet de votre œuvre de violon Stilleven écrite pour le concours Tibor Varga 2021, d'une réappropriation de la tradition arménienne. À quelle époque intervient-elle ?

MP : Lorsque je vivais en Arménie, j'avais peu de contact avec la musique traditionnelle ; mes parents étaient des scientifiques, même si ma mère jouait du piano et si mon père se passionnait pour la peinture. Quant à moi, je jouais de la guitare électrique, j'aimais le rock progressif (Gentel Giant), le jazz-rock comme Weather Report et Miles Davis. Ce n'est que lors de mes études au CNSM de Paris, grâce au cours d'ethnomusicologie de Gilles Léothaud notamment, cours qu'il consacrait à la voix précisément, ainsi qu'aux disques de la collection Ocora, que j'ai commencé à m'intéresser aux diverses traditions et tout particulièrement aux pratiques vocales ; un intérêt qui a été avivé bien entendu par mes voyages, et en particulier l'Éthiopie. J'avais été séduit auparavant par la musique de Jean-Louis Florentz, par des pièces comme Asmarâ pour chœur ou Chant de Nyandarua pour quatre violoncelles. J'ai pu m'immerger dans le monde éthiopien, d'abord à Jérusalem où j'ai assisté à la fête de Pâques éthiopienne avec cet aspect singulier de la personnification : un groupe de femmes représente Marie-Madeleine et joue des grosses percussions en exécutant un chant collectif ; l'expérience m'a donné envie d'aller sur le terrain. C'est une mosaïque de traditions et de peuples très divers où j'ai enregistré aussi bien la musique traditionnelle que liturgique, celle dont s'est inspiré Florentz.

RM : Votre façon d'écrire s'en est-elle trouvée modifiée ?

MP : Dans l'importance accordée à la ligne, au melos, très certainement. La musique traditionnelle arménienne, comme beaucoup de musiques du monde, est monodique, et pouvoir faire porter l'architecture d'une œuvre sur une ligne seule est une attitude très différente de la direction prise par la musique occidentale depuis plusieurs siècles. Certains ont ce don de la mélodie, comme Berio, alors que ce n'est pas l'aspect qui frappe chez Stockhausen. Tchaïkovski l'a à un degré suprême comme Mozart, chose que l'on ne peut pas dire avec évidence chez Beethoven, par exemple. Il passe dans la ligne une énergie, une authenticité qui peut s'entendre même par des auditeurs qui n'ont pas une grande connaissance de la musique. C'est cette aptitude à transmettre qui m'intéresse dans la musique. Je me suis moi-même mis à chanter des mélodies cosaques et j'ai repris ma guitare pour ressentir les choses à travers le geste et le corps.

RM : La voix liée au texte, la présence du chœur voire du récitant – on pense à la tragédie grecque – tiennent une place de premier plan dans votre catalogue.

MP : Vous pensez sans doute au Chant d'Archak de 2018 qu'Arnaud Merlin a diffusé sur les ondes de France Musique le 23 mars dernier. Le projet est lié aux travaux du bioacousticien Bernie Krause (exposition « le grand orchestre des animaux » à la Fondation Cartier) mais aussi à l'Arménie, ancré dans un lieu symbolique, le monastère de Tatev, centre religieux et artistique où l'œuvre a été créée avant d'être redonnée à Radio France. Le texte très inspirant de Laurent Gaudé, qui s'apparente au genre « chant » comme dans l'Odyssée, passe par la voix parlée et chantée des solistes et du chœur ( et Maîtrise de Radio France). L'ensemble instrumental avec orgue et piano inclut le duduk emblématique de la musique arménienne.

La majorité de mes projets à venir sollicite la voix. Un disque monographique doit sortir en septembre avec l'ensemble vocal , qui résume six ans de ma collaboration avec l'ensemble et son chef Roland Hayrabedian ; y figure notamment Amours sidoniennes. La pièce est le fruit de mes pérégrinations en Israël et Palestine où j'ai découvert une cave qui a appartenu à la communauté sidonienne, un peuple venu du Liban qui s'hellénise progressivement. Il y avait sur un tombeau une inscription en grec, peut-être une épitaphe (version première de la traduction) ou plutôt l'échange discret de deux amants séparés par un mariage forcé. La polysémie du texte m'a intéressé et a inspiré directement l'écriture. J'utilise d'abord le texte grec puis un duo de solistes se désolidarise, chacun chantant en français, l'un la version « échange amoureux », l'autre la version « épitaphe ». Dans le concert donné par en novembre dernier, ma pièce côtoyait un chœur de Schubert sans voix de femmes ni violons. J'ai donc respecté la contrainte et j'ai convié un chœur d'hommes, quatre cors et un quintette à cordes sans violon en restituant les aigus par la résonance des graves.

Je travaille en ce moment à un projet d'opéra prévu pour 2024. C'est une commande de Leonardo García Alarcón et la Cité bleue de Genève, dont je suis en train d'écrire moi-même le livret. Il y aura des instruments traditionnels ainsi que ceux du monde baroque et surtout la collaboration avec le metteur en scène très prisé aujourd'hui Jean Bellorini dont le travail sur un nouveau texte de Valère Novarina, Le jeu des ombres, au Théâtre National Populaire de Villeurbanne qu'il dirige, m'a totalement fasciné. Ils m'ont laissé le choix du sujet et nous nous sommes mis d'accord sur le thème de la souffrance injuste. Le Livre de Job me sert de trame et je m'inspire de textes égyptien et babylonien d'une force poétique incroyable qui traitent à leur manière de cette interrogation. C'est un travail qui sollicite aujourd'hui toutes mes forces.

RM : Dans le ballet Sept, les Anges de Sinjar, qui a été donné en création sur le plateau du Sporting de Monte-Carlo, vous vous intéressez à la mythologie des Yézidis, groupe ethno-religieux du Kurdistan irakien massacré par les troupes de Daech. À quel moment s'est faite la rencontre avec le chorégraphe ?

MP : Dès le début puisque c'était le projet de , commanditaire du ballet pour son festival Printemps des Arts ; il nous a en quelque sorte imposé le triumvirat. est un compositeur que je lui ai présenté lors d'un concert de musique française qu'il a dirigé en Arménie où était inscrit mon concerto pour piano ; a été l'élève de Michael Jarrell à Genève et occupe aujourd'hui le poste de vice-recteur du Conservatoire d'Erevan. En ce qui me concerne, j'ai beaucoup apprécié chez l'exigence de l'écriture chorégraphique et de la technique. On a beaucoup échangé sur notre vision des choses et parfois la danse allait plus vite que la musique. J'ai dû faire des ajustements dans mon écriture pour qu'elle fonctionne au niveau narratif avec le geste. Et je dois dire que j'ai été profondément bouleversé par la danse. C'est une nouvelle expérience de collaboration et de « stéréophonie » entre deux compositeurs qui partagent une origine commune mais ont des esthétiques assez différentes.

Je viens d'ailleurs d'être contacté par la communauté Yézidie, un peuple d'agriculteurs très bien accueilli par l'Arménie, qui tenait à nous remercier d'avoir célébré l'histoire de leur peuple à travers le ballet. C'est cette sympathie humaine et cette capacité de la musique à toucher des oreilles néophytes qui me bouleverse et m'encourage à continuer.

Crédits photographiques : photographie © Christophe Abramowitz ; dessin © xzbz

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