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Clarens, site privilégié de villégiature pour Tchaïkovsky

Les vacanciers qui fréquentent la région lémanique entre Lausanne et Montreux s’intéressent soit à l’histoire des vignobles du Lavaux, soit aux livres de Nabokov, au Jazz de Montreux ou au Musée Chaplin de Vevey et – pourquoi non ? – au décor de La Nouvelle Héloïse.

Ce n’est pas pour rien que Rousseau a opté pour ce lieu de charme : Clarens, et de confirmer dans les Confessions : « Il me fallait cependant un lac, et je finis par choisir celui autour duquel mon cœur n’a jamais cessé d’errer. » Suite à la lecture de ce roman épistolaire, le poète (et voyageur infatigable) Lord Byron s’extasie, se référant à Rousseau, lors de son passage à Clarens au début du XIXᵉ siècle : « Clarens ! Doux Clarens, berceau de l’amour profond ! / Ton air est le jeune souffle de la pensée passionnée ; Tes arbres prennent racine dans l’amour (…) Les rochers permanents racontent ici l’amour, qui cherchait / En eux un refuge contre les chocs mondains… » (dans Childe Harold).

1877 – Premier séjour de Tchaïkovsky à Clarens

Ce que Lord Byron a mis en exergue dans son poème vaut d’autant plus pour Tchaïkovsky : « trouver un refuge contre les chocs mondains. » A 37 ans, il jouit d’une notoriété internationale : Ont déjà été créés son premier opéra, le premier concerto pour piano, les trois symphonies et son ballet à succès Le Lac des Cygnes. Mais sur le plan privé, il traverse une crise aiguë : son homosexualité camouflée lui occasionne des crampes, des accès de désespoir. Après un mariage raté, il quitte la Russie en septembre pour se rendre, en compagnie de son frère Anatoly, à Clarens où les deux s’installent à la Pension Richelieu, une auberge réputée pour sa clientèle haut de gamme.

Tchaïkovsky s’emballe en voyant le charme de Clarens et le confort de l’auberge. Ses lettres adressées à Nadeschda von Meck, sa bienfaitrice qu’il a rencontrée en début d’année et qui lui finance son séjour ici, témoignent de son calme retrouvé, loin des lorgnettes du public russe braquées sur sa nature « douteuse », et loin surtout de son épouse qu’il avoue de haïr corps et âme.

Dans une lettre à son frère Modest du 29 octobre, il parle du bonheur de son séjour : « Nous avons deux belles chambres, occupons toute la mezzanine. Les fenêtres donnent directement sur le lac. » Qu’y a-t-il donc de plus réjouissant que le regard vers St-Gingolph, le village illuminé le matin sur la rive opposée, vers les crêtes préalpines et – au loin – le massif des cimes enneigées autour du Mont Blanc ? Et vers l’ouest, c’est le bleu infini du lac, bordé des terrasses du Lavaux. A côté des loisirs il se lance dans son grand projet : la Symphonie n° 4 dite le « Destin ». Les auditeurs non-avertis du Parterre risquent de subir une formidable secousse aux premiers sons.


Le premier mouvement s’ouvre sur la sirène tonitruante des cors claironnant l’avancée du destin – à l’instar des « Trompettes de Jéricho » ou l’appel au « Jugement Dernier ». Mais le ton s’adoucit sous peu pour faire place à une ligne ondoyante à l’unisson des cordes qui nous emmène au fin fond des plaines russes. Les accords syncopés, tamponnés en sourdine, soulignent l’effet de pulsation peu à peu accélérée, avant que s’élève une danse en notes pointées et sautillantes dans les bois, soutenue par une valse délicieuse aux violoncelles. Plus loin, dans l’accélération, Tchaïkovsky favorise la cellule rythmique que voici, répétée à l’infini .

 

Les éléments mélodiques vont se condenser en augmentant le volume jusqu’au point culminant aux salves de la percussion, lorsque surgissent de nouveau les trompettes initiales, histoire de maintenir l’atmosphère de menace jusqu’à la détonation finale.

L’Andante (in modo di canzona) peut évoquer le cadre idyllique du séjour lémanique à Clarens. Le hautboïste se réjouit d’étaler sa cantilène de rêve (le Dvorak du Nouveau Monde oblige !), soutenue délicatement par des pizzicati en double piano. La sérénité semble reprendre le dessus, et la mélodie descend dans les cordes à l’unisson pour ouvrir davantage l’espace, suivie par des accords placés en escalier, ce qui suggère une atmosphère de bien-être. La séquence se conclut par la reprise de la cantilène, suspendue à mi-chemin, comme un point d’interrogation… et maintenant ?

A propos du Scherzo, les analystes renvoient en général à la Balalaïka russe : soit. De toute façon, cette course rapide en catimini par les pizzicati souligne l’agitation nerveuse, pourquoi pas inspirée par les mouettes de Clarens qui voltigent devant les fenêtres de la Pension ?

L’Allegro final débute par une explosion en majeur, suivie d’une montagne russe aux gammes à tombeau ouvert, où s’entrecroisent glissades et jaillissements : le bonheur débordant ! Célébrons donc la vie ! S’introduit ensuite un souvenir de la Russie : la chanson traditionnelle Un bouleau s’élevait dans les champs.

La mélodie introduite en douceur par le hautbois sera condensée par la suite jusqu’au fortissimo porté par des rythmes de marche, avant que s’infiltrent une fois de plus les trompettes de Jéricho dans l’orchestre en ébullition, mais cette fois-ci les fanfares se dégonflent rapidement en decrescendo, jusqu’au pianissimo, pour se dissoudre finalement dans la brume du lac – la menace désormais vaincue ?

En octobre 1877, Tchaïkovsky écrit à son ami Nicolaï Rubinstein en lui disant de ne pas pouvoir finir son opéra Eugène Onéguine dont il s’est occupé ici à Clarens, car « je suis terriblement attiré par la symphonie qui, je pense, est la meilleure que j’aie écrite jusqu’à présent »… et de partir pour l’Italie : Rome, Venise, San Remo et Florence.

1878 – Deuxième séjour à Clarens

C’est avec son frère Modest qu’il rejoint la Suisse en février, happé de nouveau par la beauté du paysage lémanique. Dans sa première lettre à Mme von Meck il donne libre cours à ses sentiments : « après la vie bouillonnante d’une ville comme Florence, un coin suisse tranquille sur les rives d’un lac merveilleux, en vue des gigantesques montagnes couvertes de neige éternelle, provoque une ambiance quelque peu mélancolique. »

Ce deuxième séjour sera couronné par l’arrivée de Iosif Kotek, l’ancien élève de Tchaïkovsky et ami intime depuis des années. Le jeune virtuose de 21 ans, diplômé en 1876, trouve un emploi comme musicien de cour chez Madame von Meck à qui il confie les problèmes de son ancien professeur Tchaïkovsky. Kotik quitte bientôt Madame von Meck pour aller étudier chez Joseph Joachim à Berlin, où il reçoit une lettre d’invitation de Tchaïkovsky. A Clarens les deux se penchent sur la Sympnonie Espagnole d’Edouard Lalo, la partition que Kotik a emporté dans ses bagages. Envoûtés par ce Lalo, Tchaïkovsky et Kotik se proposent un « vrai » concerto pour violon, une œuvre réalisée en trois semaines !

Cet opus 35 baigne dès le début dans une ambiance de relaxe et reprend le discours profondément romantique. Dans le mouvement initial le kaléidoscope des mélodies donne dans du lyrisme éthéré, dont voici en spécimen le deuxième thème.

Suivent alors des passages virtuoses où le soliste se démène dans les zones les plus aiguës, surtout dans la cadence placée au milieu.

L’Andante joué en sourdine répand son chant extrêmement mélancolique au mode mineur qui fait penser avec ses intervalles de demi-ton et de tierce mineure descendants, à la musique juive du shtetl en Galicie. Cette Canzonetta reflète aussi l’ambiance que le compositeur a retrouvé ici et dont il parle dans la lettre déjà citée : tristesse et enchantement se superposent, et avec son ami Kotek la vie loin des interdictions face à un paysage édénique.

La finale (Allegro vivacissimo,!) nous emporte à l’improviste dans une danse affolante, probablement slave, que le violoniste accompagne par des doubles cordes en série et des courses effrénées en spiccato. Les prouesses techniques dominent manifestement dans ce troisième mouvement, et au bout du parcours le soliste a réalisé un tour de force. Comme le dit Christian Tetzlaff dans un commentaire : on « vient de perdre quelques kilos. »

Kotik et Tchaïkovsky en 1877

Iosif Kotek ne jouera jamais ce concerto mal accueilli lors de sa création à Vienne (massacré par Hanslick dans la presse). Il suivra une carrière de professeur à Berlin et, atteint de tuberculose, il se rendra à Davos en Suisse où il finira ses jours en janvier 1885, âgé de 29 ans.

Le compositeur va rejoindre la Russie où il se consacrera à l’étude du drame de Friedrich Schiller, La Pucelle d’Orléans, en vue d’un nouvel opéra. Il y mettra toute son énergie pour en faire un opéra monumental « à la russe » (livret compris), mis au point en janvier-février de l’année suivante à Clarens, son troisième et dernier séjour lémanique.

Et la « Grande Sonate », qu’est-ce qu’elle est devenue ? Arrivé à Clarens en 1878, Tchaïkovsky en a réalisé quelques ébauches, mais la venue de Kotek en septembre change évidemment la donne. Il terminera sa sonate en Russie.

Le départ définitif de Clarens ne se déroule pas sans regret. Tchaïkovsky en parle dans une dernière lettre à son amie Madame von Meck du 14 février 1879: « lorsque je pars d’ici, je plonge ma maîtresse (ma patronne) et mes serviteurs dans un grand chagrin (…) et aujourd’hui, dans une conversation avec moi, parlant de mon départ à venir, elle a pleuré. Je ne peux pas vous dire à quel point cela m’a touché… »

34 ans plus tard, Clarens recevra un autre géant de la musique russe : Igor Stravinsky. C’est là où la partition du Sacre du Printemps verra le jour, et que les habitants de la cité vont se fâcher lorsque le compositeur traitera son piano à la manière percussionniste, les fenêtres ouvertes !

Sources

FLOROS Constantin, Peter I. Tschaikowsky. – Reinback, Rowohlt 2019 (2e)

PASSON Robert, Unheilvolle Liebesgrüsse aus Moskau, Blog, 30.05.2021

Letters – Tchaikovsky Research (en.tchaikovsky-research.net)

Crédits photographiques : Ferdinand Hodler, Paysage Lac de Genève, domaine public, 1906.

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