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Arrau, prodigieux conteur dans les Beethoven de la collection “The Lost Recordings”

Répertoires classique et jazz se croisent dans la collection “The Lost Recordings” qui fait renaître de grands concerts, disponibles en CD, LP et téléchargement. Du côté des pianistes, après une remarquable série consacrée à Emil Gilels, voici trois splendides sonates de Beethoven sous les doigts de .

Ce concert inédit de la radio de Berlin fut capté le 12 mars 1959 à l'École supérieure de musique. Il enrichit la discographie du pianiste chilien. La qualité de l'archive monophonique est excellente. On devine à quel point elle a été finement nettoyée des multiples scories. Les dynamiques, les contrastes, les couleurs sont impressionnants de clarté et de profondeur.

La Sonate “les Adieux” respire avec une liberté que l'on connaissait déjà dans le live de 1968, à Moscou. Moins soucieux de perfection que devant les micros d'un studio – et pourtant quel legs ! – en 1954 (DG) puis 1958 (Emi) et, enfin, en1984 (Philips), Arrau aborde plus lentement le premier mouvement. Il évoque la réaction indignée et triste de Beethoven à l'annonce du départ précipité de Vienne, de l'archiduc Rodolphe, en 1809, en raison de l'encerclement de la capitale par les troupes napoléoniennes. La pudeur du chant du départ, des trois premiers accords sous-titrés Le-be-wohl sur la partition, rien que cela, déjà… Les notes s'évanouissent dans le silence, révolté et compatissant à la fois. Les élans passionnés évoquent le souvenir du souverain jusque dans les sonneries de cors en imitation. Arrau magnifie L'Absence (Die Abwesenheit) grâce à une sonorité timbrée et vibrante, véritable récitatif. Le retour, avec son cri de délivrance et ses sonorités de trompettes suggérées explose à la face de l'auditoire. Sous les doigts du pianiste, la fébrilité préserve une joie presque enfantine, une simplicité déconcertante.

L'opus 110 qui suit est de la même densité expressive : glissement des doigts au fond des touches, vocalité sans cesse amplifiée au fur et à mesure que l'ambitus du clavier s'élargit. Le scherzo joue de l'attente, de questionnements avec une logique implacable, au bord des larmes. Magistral. Arrau joue le finale comme s'il explorait la partition, prenant des risques jusqu'à la note “blanche”, imaginant dans les basses feutrées, une voix accompagnée par un chœur d'hommes imaginaire.

L'Appasionata apparaît plus tragique que “passionnée”. Les masses sonores se heurtent dans un climat de noirceur (il est vrai que la tonalité de fa mineur suggère une telle “mise en scène”). Le chant à la main gauche est d'une éloquence splendide. Le caractère sardonique, les menaces à peine voilées de l'écriture suggèrent un Beethoven traversé par le regard des Faust de Liszt et de Berlioz ! Arrau approfondit la valeur des diminuendi et des ralentendi sans pour autant ajouter une grandiloquence qui serait hors de propos. L'interprétation de cette sonate si souvent impersonnelle à force de brutalité est, ici, d'une hauteur de vue exceptionnelle. L'auditeur partage les péripéties d'une aventure sur « les vagues d'une mer déchaînée lors d'une nuit de tempête » comme le confia Beethoven à Carl Czerny. Un récital qui mérite le qualificatif “historique”.

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