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Une Giselle désenchantée par Kor’sia au Théâtre de Chaillot

Giselle du groupe Kor'sia des chorégraphes espagnols et s'inspire du ballet romantique pour construire une fable très contemporaine sur nos rapports à la liberté et à nos amours désenchantés.

Il ne reste pas grand chose de Giselle dans cette représentation étonnante donnée au Théâtre de Chaillot. Probablement ce discours sur l'amour, sur nos sentiments éphémères et fragiles à l'époque du tout numérique et des rapports humains pervertis par une société qui prône l'autoréalisation tout en aliénant les corps et les esprits. Sur scène, une immense toile court jusqu'aux cintres en arc de cercle, délimitant l'espace de jardin à cour en passant par le fond de scène. Sur cette toile, la représentation de montagnes. Descendant des cintres, au-dessus des onze danseurs, un cercle lumineux occupe la moitié de l'espace, éclairant de couleurs changeantes l'aire de jeu couleur sable. Les danseurs sont habillés, au début, à la façon de golfeurs chics ou d'étudiants en uniformes blancs. Tout au long du spectacle, ils vont se dévêtir, retrouvant sans doute une liberté durement acquise. La bande son est, pour une grande partie, celle du ballet, coupée, agencée, retravaillée. Par moment une musique techno aux sonorités métalliques. Durant toute la durée de la représentation, une voix distille une parole méditative, comme extraite d'une mauvaise application de sophrologie.

Dans la première partie, les danseurs paraissent observés par des caméras de vidéosurveillance, à moins qu'ils n'exposent leurs corps sur un Instagram partagé. D'ailleurs, le cercle de lumière suspendu au-dessus de leur tête n'est pas sans évoquer les anneaux lumineux utilisés sur les réseaux sociaux. On se met en scène en imitant les canons de la masse connectée. Le groupe danse, joue, s'amuse avec des clubs de golfs détournés de leur utilité – on pense aux pupitres du Bacchantes de ou bien aux papiers dans son Mal – Embriaguez Divina. D'ailleurs, tout comme on le voit chez la chorégraphe cap verdienne, les danseurs grimacent, convulsent. Puis, comme guidés par cette voix féminine entêtante, les danseurs proposent des gestes lents, enivrants, qui manquent peut-être parfois de fluidité. Tout semble dire, jusqu'à un final libérateur où les corps semblent vivre à nouveau, que nous vivons contrôlés, que nos corps mêmes, dans leurs plus petites expressions, ne sont que la monstration d'injonctions au bonheur inquiétantes et angoissantes. Ce miroir tendu à nos égarements contemporains vise juste et déstabilise fortement.

Tout est faux, jusqu'à nos croyances les plus intimes. « Tu es une partie du divin. Tu es le divin » nous susurre la voix qui nous guide depuis le début. Et pourtant, le divin semble nous regarder de cet anneau de réseau social, et nous déranger jusqu'à notre sommeil le plus profond, jusqu'à nos ersatz de libertés. L'œil de Dieu va jusque dans la tombe nous dit Victor Hugo dans La conscience. Ici, même la mort n'échappe pas aux diktats du développement personnel, remisant Dieu à un rôle de coach de vie. Au final, le démiurge semble bien être le public, qui découvre l'artifice du décor lorsqu'il s'efface, lorsque l'immense toile descend, comme l'intervention d'un deus ex machina venu nous appeler, encore une fois, à la vigilance. Comme s'il fallait sans cesse chercher une échappatoire. L'esthétique proche de celle d'un Romeo Castellucci ou d'un Alex Rigola vient appuyer le propos : dans un univers ultra stylisé, aucune scorie ne vient troubler le voyage initiatique. Giselle dissèque notre recherche éperdue d'un amour libre tout en nous plongeant avec vertige dans cette École du désenchantement théorisée par Paul Bénichou, ce romantisme exalté et cruellement sans illusions.

Crédits photographiques : © Théâtre de Chaillot

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