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Sergueï Rachmaninov et ses séjours lacustres en Suisse

Alexandre Rachmaninov, le petit-fils du compositeur, mort en 2012 dans la villa Senar sur la rive du Lac des Quatre Cantons, a laissé un testament selon lequel le canton de Lucerne hériterait d’une partie de la propriété. En 2021, l’État a acquis la totalité pour 15 millions de francs suisse et dispose dès lors d’un ensemble destiné à la promotion musicale, accessible à tous.

Hertenstein et la villa Senar à gauche © Antonov Club Avianna

C’est à Natalia, veuve d’Alexandre, que nous devons la conservation de la villa telle que Rachmaninov l’avait quittée en 1939 (documents, mobilier et piano compris).

Ukraine – Amérique – Suisse

Après la fuite de sa propriété en Ukraine pendant la Révolution russe de 1917, et une carrière de pianiste de 13 ans en Amérique, Rachmaninov souhaitait investir sa fortune en Europe et se rapprocher de sa Russie natale. Un ami suisse lui signale l’offre d’une parcelle de 2000 m2 à acheter sur la presqu’île de Hertenstein non loin de Lucerne, au pied du Rigi, la montagne célébrée dans la littérature du 19ème siècle (M. Twain, A. Daudet).

Rachmnaninov se fait construire par deux architectes du Neues Bauen (par analogie au Bauhaus) une villa hypermoderne. Il s’occupe de l’aménagement du parc, en souvenir de Ivanovka, sa propriété ukrainienne d’antan. La famille s’installe dans la maison baptisée SENAR (SE=Sergej, NA=Natalja, R=Rachmaninov). Grâce à ce site idyllique, le maître retrouve la motivation de composer : le climat quasi méditerranéen, la vue sur le Pilatus derrière Lucerne, l’éloignement de toute agitation urbaine… De plus, on gagne Lucerne en 15 minutes de bateau, la ville qui s’apprête en 1933 à devenir la Mecque de la musique classique avec sa nouvelle salle. En 1938, elle ouvre ses portes pour le premier Lucerne Festival avec Arturo Toscanini et la Scala. C’est somme toute la période la plus fructueuse pour Rachmaninov, sa propriété lacustre lui inspire des œuvres majeures.

SENAR aujourd’hui (accès depuis le nord) © Canton de Lucerne

Variations sur un thème de Corelli pour piano op. 42 (1930)

Si ces variations ont été mises en chantier en France, elles ont eu leur touche finale à Senar. D’où vient ce thème de Corelli ? Fritz Kreisler l’aurait signalé à son ami Rachmaninov. Il remonte au Portugal, à une danse pour la fertilité du XVe siècle. Les maîtres baroques l’auraient appelée « La Follia » et en auraient ralenti le tempo comme Corelli dans sa Sonate op. 15 no. 5 : et voilà la création du « thème de Corelli ». Chez Rachmaninov il s’annonce comme une interlude au clavecin présentée à la chandelle :

Par la suite le compositeur se lance dans un vaste panorama de techniques et de styles : de la fluidité comme un prélude de Bach (V. 1) aux torrents du genre Liszt (V. 16), ou alors la V. 5 qui fait penser à Stravinsky avec ses changements de mesures et les triolets martelés à l’octave :

Puis la surprise. Une barcarolle en bémol rappelant Chopin ou Mendelssohn (V. 15) :

La V. 18 évoque Schumann dont Rachmaninov travaille actuellement la Novelette no. 8 :

La Coda ne débouche point sur une apothéose, mais elle s’évanouit comme un rêve, comme une Nocturne…

Rhapsodie sur un thème de Paganini op. 43 (1934)

Le dernier caprice pour violon solo de Paganini a inspiré de nombreux musiciens du XIXe siècle. Là où Brahms avait fait débuter ses Variations sur Paganini par des accords enchaînés, Rachmaninov choisit une entrée en matière insolite : par la sobriété de quelques interjections pointant les notes anguleuses de la charpente: la – mi’ – mi – la (voir l’Eroïca de Beethoven), et le thème apparaît plus loin à l’unisson dans les violons :

Cette rhapsodie peut surprendre par son humour. Au lieu de faire entrer le pianiste par des accords vigoureux, le soliste n’a droit d’abord qu’à quelques notes exécutées comme un débutant avec l’index, puis à quelques petites lignes et aux arpèges filigranes et des tierces en saltarello. Cette légèreté va buter à la V. 7 sur le motif funéraire du Dies Irae issu du plain-chant. Serait-ce un référence à Berlioz et sa Symphonie fantastique et sa Messe des morts ? Rachmaninov combine ici en superposition la joie de vivre et la conscience de la mort (voir aussi son poème symphonique L’île de la Mort de 1909). Ce motif lugubre est repris à la V. 10 par des octaves tonitruantes dans les graves du piano, avant que cela dérive vers la séquence syncopées effleurant le jazz. La V.18 sera beaucoup reprise par la musique populaire et dans la musique de films. Le thème renversé trouve ici un ton languissant, accompagné par des arpèges à la Chopin. Mais la partie finale demande au pianiste ses dernières ressources techniques (et Rachmaninov est pris d’angoisse de le jouer en public) : sauts acrobatiques, octaves de tonnerre, triolets en pizzicato, accords massifs et courses ahurissantes sur le clavier.

La rhapsodie achevée Rachmaninov quitte la Suisse pour la présenter à Baltimore, sous la baguette de Stokowski. Le succès lui suggère une adaptation chorégraphique avec Michail Fokin.

Symphonie n° 3 op. 44 (1935/36)

Ereinté au bout d’un marathon de concerts en Amérique, Rachmaninov vient se ressourcer à Senar où il se lance dans une nouvelle symphonie, 28 ans après la précédente. Elle débute par un pianissimo horizontal, tel un introïtus du plain-chant, une ligne brutalement écrasée par un raz-de-marée, une éruption en fortissimo, avant que les eaux se calment d’où surgit le premier thème, un chant aérien des bois basé sur la quinte. Mais bientôt les violoncelles introduisent le deuxième thème avec leur chant langoureux qui monte des profondeurs jusqu’aux registres aigus, tout en s’accélérant pour buter sur une version martiale du même thème (un procédé connu chez Chostakovitch).

Introïtus et deuxième thème

La suite du parcours aux éléments hétéroclites nous laisse un peu perplexes, avant que réapparaisse plus loin le motif de l’“introïtus“ claironné par les cuivres et le thème 2 en combiné, le tout débouchant sur un accord en douceur ponctué par les cordes dans les graves.

Adagio (flûtes)

L’Adagio nous emmène dans un univers féérique par les méandres des flûtes descendant du ciel et des cantilènes soutenues par la harpe à la Schéhérazade de Rimski-Korsakov. Mais peu après, ce sont des pulsations nerveuses, des accords dissonants qui évoquent Richard Strauss. Pour ouvrir l’Allegro final, le raz-de-marée du premier mouvement propulse l’orchestre dans un éternel galop aux accords ff stridents, au tapage percussionniste, aux chants funèbres (clarinette), puis à la cavalcade à la hussarde jusqu’à l’explosion finale.

Pour Rachmaninov cette Symphonie n° 3 représente un travail d’Hercule, si bien qu’il note au bas de la partition : « Achevée, je remercie Dieu. SENAR ». Dans un lettre à son ami Wladimir Wilshau, il évoque l’accueil mitigé de la composition auprès du public américain: « On l’a jouée à New York, à Philadelphia, à Chicago etc., et j’ai assisté moi-même aux deux premiers concerts. L’interprétation était impeccable (…) mais le public et la critique lui ont réservé un accueil défavorable (…) Je suis persuadé que cette œuvre est bonne (…) et ma conviction est inébranlable. »

La Troisième de Rachmaninov a néanmoins survécu, comme d’autres critiques de l’époque l’ont anticipé : « L’œuvre m’impressionne en tant que représentante du vrai romantisme russe. On est emporté par la beauté de la ligne mélodique des thèmes avec leur développement logique (…) J’irais jusqu’à prétendre que cette symphonie sera aussi populaire que la Cinquième de Tchaïkovsky »(Henry Wood 1938).

Sources

WEHRMEYER Andreas, Sergej Rachmaninow, Rohwolts Monographien, Hamburg 2000

REDER Ewald, Sergej Rachmaninow, Leben und Werk, Triga-Verlag, Gründau 2007 (3. Aufl.)

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