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À Namur, Solomon de Haendel dans sa version originale et intégrale

Le et le placés sous la direction de Leonardo García Alarcón livrent une éclatante version, poétique et raffinée mais aussi électrisante et imaginative de l'assez rare oratorio Solomon de Haendel.

C'est dans le cadre du flambant neuf Concert Hall du Grand Manège, le nouvel épicentre stratégique et logistique du centre d'art vocal et de musique ancienne qu'est donné ce soir (de l'anniversaire de la mort de J.S. Bach…) un des plus poétiques oratorios de Haendel. Cette salle de 800 places, inaugurée voici dix mois, se révèle d'une acoustique remarquable, riche, mais savamment aérée dans l'étagement des plans sonores, et de surcroît modulable – ce soir légèrement réverbérée – par le biais de ces panneaux à inclinaison et rotations variables galbant les murs de scène. Quelques projections discrètes, aux allures de moucharabieh, plantent l'indicible et immatériel décor de l'action.

Avec Solomon composé – comme Susanna – en 1749, Haendel s'offre une pause pacifiée dans l'inspiration après une triade d'oratorios guerriers et conquérants (Judas Maccabaeus, Joshua et Alexander Balus). L'action dramatique demeure ici ténue, et le livret, anonyme, scrute davantage la psychologie des personnages tout en laissant une large place aux évocations allégoriques de la Nature. Le livret s'articule sur la base de trois faits et gestes biographiques, sans lien dramatique apparent, en dehors du rôle central du héros biblique : la consécration du nouveau Temple renfermant l'Arche d'Alliance, le célèbre et central jugement du roi dans l'affaire opposant deux prostituées quant à la maternité d'un seul enfant, enfin la visite de la Reine de Saba rendant, sous des dehors très séducteurs, hommage à la loyauté et à la droiture du Roi. Partagée entre louanges royales et divines et justice humaniste, la trame poétique se veut sans doute aussi hommage métaphorique à la droiture du Roi Georges II pour l'investiture duquel Haendel avait composé vingt ans plus tôt ses fameux Coronation anthems.

Le famoso Sassone semble avoir rédigé la partition en un temps record, cinq semaines à peine, une entreprise menée rapidement à bien à force de réemplois assez coutumiers sous sa plume prolixe, mais aussi d'emprunts à ses contemporains plagiés à la sauce haendélienne (ouverture initiale ou même ailleurs la célébrissime arrivée de la Reine de Saba au troisième acte). La partition se place sous la réunion des goûts : l'ouverture initiale est à la française, le premier air confié au grand prêtre Zadok se veut italianisant avec ses guirlandes de cordes ; ailleurs, avec tantôt les traversi et tantôt les bassons à découvert (air Almighty power de Solomon), l'orchestre se nimbe à l'occasion de teintes quasi ramistes, alors que tel solo de premier violon pourrait (presque) figurer dans une cantate de J. S. Bach. Mais le tout vaut plus que la somme des parties, et le génie synthétique et « européen » avant la lettre de Haendel se déploie au fil de somptueux (doubles) chœurs, à six voire huit voix, plus utilisés pour leur subtilité poétique, leur puissance incantatoire et leur faconde rhétorique que pour l'exacerbation d'une quelconque science contrapuntique.


L'on peut compter sur un pleinement concerné, à la gestique évocatrice, souvent suave, ailleurs quasi swingante, voire purement énergétique pour magnifier la partition, restituée dans l'intégralité de sa longue version originale. On ne sait qu'admirer le plus, au fil de cette prestation, du , entre la richesse timbrique hédoniste, la verve rythmique ou la variété de l'expression partagée entre incandescence (chœur From the censor ouvrant la deuxième partie) et sentiment pastoral (chœurs finaux des deux premières parties) d'un orchestre chauffé à blanc, même s'il faut déplorer çà et là quelques scories : le violon concertant d'Yves Ytier n'est pas toujours irréprochable, le timbalier Koen Plaetinck se révèle parfois un peu distrait notamment au fil du dernier chœur.

Mais qualitativement c'est, par la constance et l'homogénéité de sa prestation, incontestablement le , abonné estival aux oratorios haendéliens depuis quelques saisons (avec un tropisme amusant pour l'initiale S, avec jadis Semele, Samson, Saül et aujourd'hui Solomon) et idéalement préparé par son chef permanent , qui remporte la palme. Dans une forme étincelante, l'ensemble assume pleinement son rôle central, à la fois commentateur et moteur de l'action, depuis la puissante exorde liminaire du Your harps and cymbals jusqu'à la conclusion moralisatrice et triomphale de l'ouvrage, ici savamment étagée sans aucun triomphalisme envahissant (The name of the wicked). Cette performance est d'autant plus remarquable qu'une bonne part de l'effectif a assumé un agenda de répétitions, de concerts ou de représentations chargé en ce début d'été, partagé entre le concert d'hommage à César Franck que nous avons pu chroniquer, et la production de l'Orfeo en Aix. On admire la beauté des timbres (un double pupitre de soprani à damner les anges !), la flexibilité expressive des voies intermédiaires et la vigueur des pupitres de basse. Voilà un ensemble homogène, qui atteint aujourd'hui les sommets de l'interprétation baroque en général et haendélienne en particulier tant par une vocalité exemplaire et nuancée, que par une science rhétorique doctement cultivée.

La distribution soliste se révèle sans faille. a choisi de confier, comme c'est aujourd'hui souvent le cas, le rôle du Roi biblique à un contre-ténor à l'anglaise (plutôt qu'à une mezzo « travestie » comme ce fut le cas à la création londonienne avec Caterina Galli) : campe un souverain plus sage philosophe qu'autoritaire maitre à penser. Sa large palette dynamique et son sens du théâtre ne font pas oublier un (très) relatif manque de projection timbrique dans le grave. Le grand Prêtre Zadok est splendidement incarné par le ténor , Américain formé à l'école de l'Opéra de Chicago mais membre depuis une dizaine d'années de la troupe du Deutsche Oper Berlin, parfaitement à l'aise dans le répertoire ancien et baroque et en particulier ce soir dans le répertoire haendélien avec ce timbre aérien et frais légèrement corsé, ce sens musical presque insolent déployé au terme de funambulesques vocalises. En Lévite, le baryton basse allemand s'impose à la fois par sa richesse timbrique, par sa mâle autorité et pas la puissance de son chant, même s'il apparait un rien péremptoire ou systématique dans l'incarnation de son personnage.

Les quatre rôles féminins – la Reine-épouse, la Reine de Saba hôte et les deux prostituées ont été équitablement répartis entres deux soprani. La Belge , au timbre lustral et à la vocalité exquise se montre d'une grande malléabilité vocale et caractérielle : elle peut ainsi se métamorphoser (à l'image d'un rapide changement de robe de scène durant la courte pause séparant les deux premiers actes) de douce et amoureuse épouse émerveillée tant par la nature que par la conception du temple en une harpie teigneuse revendiquant en seconde prostituée manipulatrice et rusée, la maternité d'un enfant qui n'est pas le sien.
Face à elle, la Suissesse lui offre une réponse pondérée et confiante (sublime air Beneath the vine) en qualité de véritable mère désirant sauver avant tout sa progéniture. Las ! Après l'entracte, elle surjoue, à l'image de sa nouvelle tenue assez clinquante, le personnage de la Reine de Saba par une sorte de minauderie assez platement séductrice et réductrice, alors que le livret se veut juste évocateur quant aux charmes érotiques discrets de l'hôtesse venue « juste » pour un hommage singulier au Roi.

À cette très minime réserve près, voici donc une longue soirée haendélienne pleinement réussie et habitée. La captation de ce concert – répété deux jours plus tard à Beaune – servira de base à une future édition discographique de cet oratorio, in fine peu enregistré dans sa version princeps intégrale et de surcroît dans une distribution soliste chorale et instrumentale quasi idéale et imbattable.

Crédits photographiques : vue d'ensemble Ⓒ Festival de Wallonie Namur ; Leonardo Garcia Alarcon Ⓒ Jean-Louis Fernandez ; Ⓒ Rebecca Fey ; Gwendoline Blondeel Ⓒ JC Descamps

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